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les interprétations adoucies que Carrel mettait à son service, et quand il avait fait un pas, sous peine de rester seul il fallait bien le suivre. A peine d’échouer sur le bord, il fallait dériver avec le fleuve. C’est ce que M. Littré appelle le progrès de Carrel dans l’intelligence des questions sociales. Je crains qu’il n’ait pas suffisamment distingué ce qui sépare les concessions des conversions, et la différence qu’il y a entre se laisser vaincre et se laisser convaincre.

Dans cette lutte intestine, Carrel était vaincu en effet, vaincu à toute heure et sur toutes choses, non-seulement sur les idées, mais sur les actes, non-seulement sur les principes de sa cause, mais sur les moyens de la servir. Par nature, par sentiment de sa propre excellence, il aimait la discussion, il la voulait libre, presque illimitée; mais s’il n’était pas d’humeur à souffrir qu’on la supprimât par autorité, il n’éprouvait aucune impatience d’appuyer ses argumens par la force. Bien que placé par ses opinions en dehors de la légalité politique, il était resté trop libéral pour ne pas aimer la loi, et surtout pour avoir goûta l’insurrection, qui n’est, quoi qu’on fasse, que de l’arbitraire pris à rebours. En outre, il avait pour ce mode expéditif de terminer les différends une déplaisance d’imagination toute particulière qui datait de ses beaux jours de l’Ecole militaire et de régiment. L’appendice inévitable de toute insurrection triomphante, l’humiliation de l’armée devant la rue et de l’uniforme devant la blouse, lui causait une répugnance invincible. Son cœur dans une telle lutte était, par un irrésistible mouvement du sang, du côté de l’armée. La sauvage poésie que plus d’une nature d’artiste a goûtée dans une capitale en révolte, le plaisir de briser tous les liens de la société, et de la recevoir tout entière dans ses bras, effrénée, éperdue, palpitante, l’odeur de la poudre, les cris de la foule, en un mot toutes ces fumées du vin capiteux de la sédition qui ont égaré tant de têtes le laissaient parfaitement insensible. La fusillade d’un feu de file et la vue de beaux bataillons marchant au pas le touchaient bien davantage; aussi déconseilla-t-il toujours à son parti de prendre les armes, ce qui n’empêchait pas que, sous ses yeux et contre son avis, son parti ne cessait d’y courir. On s’insurgea nombre de fois, et à chaque fois sa résistance, toujours exprimée, devenait plus faible. Il blâma tout haut dans son journal la première révolte, excusa la seconde, exalta la troisième. Hélas! un petit groupe d’insensés le força de défendre bien autre chose, et le dernier article qui clôt ses œuvres est consacré à soutenir sur la tombe d’Alibaud cette thèse étrange, adoptée depuis par toute l’Italie, que l’assassinat politique peut être un crime, mais n’est pas un déshonneur. Ce sont les dernières lignes qu’il ait tracées d’une main que la mort allait frapper, et si ses éditeurs nous avaient