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Alexis de Tocqueville refusa énergiquement de prendre la moindre part à ce qu’on a appelé la campagne des banquets, soit en province, soit à Paris. En revanche, à mesure que l’agitation allait croissant au milieu de la confiance aveugle des uns et du dédain également aveugle des autres, ses anxiétés patriotiques redoublaient, ses adjurations à la majorité et au ministère devenaient de plus en plus ardentes, pressantes, éloquentes et vraiment prophétiques. On ne peut relire aujourd’hui sans une espèce de frisson ce passage d’un discours du député de la Manche prononcé le 27 janvier 1848, c’est-à-dire un mois à peine avant la commotion qui allait bouleverser la France et l’Europe :


« Est-ce que vous ne ressentez pas, messieurs, par une sorte d’intuition instinctive, qui ne peut pas se discuter, s’analyser peut-être, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe? Est-ce que vous n’apercevez pas... que dirai-je? un vent de révolution qui est dans l’air? Ce vent, on ne sait pas où il naît, d’où il vient, ni, croyez-le bien, qui il enlève. Et c’est dans de pareils temps que vous restez calmes en présence de la dégradation des mœurs publiques, car le mot n’est pas trop fort!...

« Je parle ici sans amertume, je vous parle, je crois même, sans esprit de parti, j’attaque des hommes contre lesquels je n’ai pas de colère, mais enfin je suis obligé de dire à mes antagonistes et à mon pays ce qui est ma conviction profonde et arrêtée. Eh bien! ma conviction profonde et arrêtée, c’est que les mœurs publiques se dégradent, c’est que la dégradation des mœurs publiques nous amènera dans un temps court, prochain peut-être, à des révolutions nouvelles... Est-ce que vous avez à l’heure où nous sommes la certitude d’un lendemain? est-ce que vous savez ce qui peut arriver en France d’ici à un an, à un mois, à un jour peut-être? Vous l’ignorez.

« Mais ce que vous savez, c’est que la tempête est à l’horizon, c’est qu’elle marche sur vous. Vous laisserez-vous prévenir par elle? Messieurs, je vous supplie de ne pas le faire, je ne vous le demande pas, je vous en supplie; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler n’est pas recourir à une vaine forme de rhétorique. Oui, le danger est grand, conjurez-le quand il en est temps encore. »


Le danger ne fut ni conjuré ni combattu. Lorsque la tempête eut renversé à la fois tous les pouvoirs sociaux, Alexis de Tocqueville n’hésita i)as à se mettre de nouveau au service de son pays pour la fondation d’un gouvernement régulier et libre. La même confiance que lui avaient accordée les électeurs censitaires, il la retrouva plus vive encore chez les électeurs du suffrage universel. Entré à l’assemblée constituante, ses travaux, sa renommée de publiciste, son caractère respecté de tous les partis, l’appelèrent naturellement à siéger dans le comité de constitution. Il avait trop profondément étudie l’histoire, les mœurs et l’esprit de notre nation, pour ne