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droits personnels, mais régler par la loi ceux d’autrui, c’est la tâche du citoyen, à laquelle participe quiconque, de près ou de loin, émet un vote politique. On appelle cela le droit, on a tort, c’est le devoir politique qu’il faut dire. Peut-on espérer que tout homme sans distinction et sans préparation en soit également capable, pauvre ou riche, enfant ou vieillard, ignorant ou instruit, laborieux ou fainéant, vagabond ou sédentaire? Et s’il arrivait par hasard que la société conviât à cette œuvre ceux qui n’auraient ni le loisir d’y travailler avec réflexion, ni l’intelligence assez faite pour en comprendre l’étendue, n’est-il pas à craindre qu’eux-mêmes ne prissent en dégoût un labeur ingrat et un pouvoir sans prix à leurs yeux? Ne chercheraient-ils pas quelque moyen de s’en acquitter tout ensemble et de s’en débarrasser une fois pour toutes? En général on tient peu en ce monde aux biens qu’on nous prodigue. Les hommes n’attachent de prix qu’à ce qu’ils ont peine à gagner ou chance de perdre. On sait ce qui arrive dans les pays aristocratiques à ces enfans gâtés de la fortune qui tiennent tout de leur naissance, et que la loi préserve de tous les coups du sort. Le suffrage universel est par excellence un grand seigneur qui s’est donné la peine de naître : sa première pensée pourrait bien être de chercher un intendant qui le décharge des soins de l’administration.

On ne peut nier qu’il n’y ait eu quelque vérité dans ce pressentiment, et que le suffrage universel n’ait montré chez nous beaucoup de penchant à constituer un procureur et à signer ensuite les blancs seings qu’on lui présente. Beaucoup de gens pensent que c’est à merveille, et qu’on réunit ainsi les avantages de l’intervention populaire et ceux de l’unité du pouvoir. Tout va bien en effet tant que la confiance est bien placée et pour ceux à qui le choix convient; mais ces optimistes oublient que les maîtres indolens sont assez généralement aussi des maîtres fantasques. Un propriétaire actif et qui fait ses affaires ne change ses agens qu’à bon escient, quand ils ont dévié ou démérité. Une contrariété ou un caprice suffit à un souverain fainéant pour disgracier ses favoris. Le suffrage universel, notre maître à tous, a fait, il est vrai, en rétablissant la monarchie, le ferme propos de ne céder jamais à aucun de ces retours d’humeur; mais, outre qu’on ne voit pas trop devant quel tribunal on le citerait s’il lui plaisait de manquer à ses engagemens, la loi lui réserve encore, dans l’élection des corps politiques, assez de moyens de se passer ses fantaisies aux dépens de la concorde intérieure et de l’harmonie des divers ressorts de l’état. Disons tout : la vraie, l’indispensable qualité politique, celle qui prépare tous les progrès et qui prévient tous les périls, c’est la vigilance; or vigilant, c’est précisément ce que le suffrage universel n’est pas. Veiller, c’est ce qui lui coûte le plus. Il a des léthargies profondes d’où il soit, par