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à dissimuler, j’ai cru plus d’une fois trouver le germe de cette solution dans quelques-unes des nobles inspirations d’Armand Carrel. C’est encore là un des fruits que j’ai tirés de cette lecture et que je recommande à l’appréciation du public. J’ai cru souvent y reconnaître comment, tout en restant fort différens sur des points capitaux d’organisation politique, d’bonnètes amis de la liberté et de la France pourraient encore, s’ils le voulaient, se rapprocher sur ce qui touche à la dignité individuelle et même aux conditions sociales du pays. Lorsque Carrel me développe ses plans de constitution républicaine, visiblement empruntés à l’Amérique, ces importations d’outre-mer, qui portent le cachet d’un autre monde, me laissent, je l’avoue, dans l’esprit une invincible défiance ; mais lorsque, laissant de côté cette mécanique constitutionnelle, il en vient à établir que la démocratie n’a dû sa paisible prospérité dans les États-Unis qu’à la forte éducation civique que la race anglo-saxonne sait donner à ses enfans, je me surprends à penser comme lui, et je connais, à la douleur que je ressens, que, tout en indiquant le véritable remède, il a mis le doigt sur notre véritable plaie.

Oui, qui que ce soit qui parle, il a raison celui qui soutient que, puisque nous avons imité l’Amérique dans le principe fondamental sur lequel reposent toutes ses institutions, il faut de toute nécessité l’imiter encore dans la manière dont elle apprend à ses citoyens à le manier. Il a raison celui qui soutient qu’une fois admis le principe de la souveraineté populaire, l’unique moyen de prévenir les contre-coups étranges auxquels cette souveraineté est sujette, ce n’est pas de la garrotter et de la restreindre, mais au contraire de façonner par une pratique constante, quotidienne et sérieuse, chaque membre du souverain collectif à l’exercice du droit dont il est revêtu. Pour l’Américain, la souveraineté n’est point une décoration vaine dont il se pare dans de rares solennités ; c’est une réalité qui pèse sur lui à toute heure de tout son poids. Dès qu’il a revêtu la robe virile, chacun de ses actes est un apprentissage du métier de souverain : il est souverain dans sa famille, où nulle loi ne s’ingère à lui dicter quelle éducation il doit donner à ses enfans, ni quel partage il doit faire entre eux de sa fortune. Il est souverain dans son village, dont il discute les intérêts, vote les impôts, trace les routes, sans jamais se sentir contrôlé par une administration tracassière, ou absorbé par une centralisation jalouse. Magistrat né de ses pairs, il exerce, par l’application constante du jury, le plus bel attribut de la souveraineté, le droit de justice. Il est souverain, pour son argent, dans ces grandes compagnies financières qui s’en vont, sans demander aucune subvention, ni subir aucun règlement, ouvrir de nouveaux réservoirs aux populations qui débordent et féconder le sein d’une nature vierge par le contact d’une savante industrie. C’est en souverain qu’il des-