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c’est-à-dire la forme pittoresque qui exige le moins d’efforts d’imagination et de combinaisons personnelles ? Encore ici même le talent se manifeste-t-il avec d’autant plus d’évidence que l’objet de l’imitation aura été plus modeste. La vue d’un champ ou d’une lisière de forêt aux portes de Paris est un thème qui inspirera mieux le pinceau de nos paysagistes que ne sauraient le faire les montagnes de la Sabine et les majestueuses solitudes de la campagne de Rome.

Il y a donc à la fois dans l’état présent de l’art français des symptômes de décadence et des témoignages de progrès, progrès tout extérieurs, il faut le redire, et par cela même dangereux, puisqu’ils peuvent fausser chez les artistes comme dans le public la notion du bien, dégrader la fonction du talent, et substituer partout un charme et des vérités de surface à la vérité morale, à cette « haute délectation de l’esprit » dont a parlé Poussin. Voilà le péril. Qui possède les moyens de le conjurer ? Personne en particulier, chacun de nous cependant dans sa sphère d’action et dans la mesure de ses forces. C’est à nous tous, à cette grande abstraction qu’on appelle tout le monde, d’opposer un effort collectif de bon sens à l’invasion du mal. Ne cherchons ailleurs ni remède ni palliatif. On aurait grand tort, en pareil cas, de tout attendre de la direction administrative, et de compter, suivant une erreur assez commune, sur l’action régénératrice, sur l’omnipotence de l’état en matière d’art. L’état ne peut et ne doit que seconder le progrès ; il ne lui appartient ni de le décréter ni de le déterminer à sa guise. Laissons donc, une fois pour toutes, les requêtes banales, les lamentations oiseuses et les souvenirs traditionnels de l’influence exercée par vies Médicis et les Colbert. Cette influence avait non-seulement pour auxiliaire, mais pour principe, le mouvement général de l’opinion au XVe et au XVIIe siècle. Si nous savons à notre tour reprendre goût aux grandes choses et nous détourner des petites, nous aurons donné un exemple fécond, et adressé à qui de droit des avis qui seront bientôt entendus ; mais si nous continuons de nous accommoder des gentillesses ou des jactances du pinceau, si nous ne demandons aux tableaux admis au Salon rien de plus qu’aux tableaux qui figurent aux montres des boutiques ; si enfin, au lieu de faire sévèrement justice de la verve factice et du faux talent, nous nous obstinons à confondre la brutalité avec la force, les gladiateurs avec les conquérans, et les comédiens avec les poètes, l’art secondaire ou infime s’encouragera chaque jour de notre tolérance, et finira, d’usurpation en usurpation, par absorber toute la vie, toutes les ambitions, toute la foi de notre école.

À cette complicité du goût public se joint une autre cause d’affaissement et d’anarchie dans les doctrines. Quelques artistes supérieurs