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vait montré aucune aptitude pour les travaux champêtres, elle fit preuve des meilleures dispositions pour la couture, et elle devint bientôt d’une habileté égale à celle de Marioutete, qui ne manqua pas de l’associer à toutes ses pérégrinations. Dans les métairies isolées, tout est sujet de curiosité. L’histoire mystérieuse de l’orpheline avait dans sa nouveauté occupé toutes les veillées du pays. On l’avait entrevue à la messe, et ses cheveux blonds, la blancheur de sa peau, sa timidité, avaient été parmi les filles un sujet d’étonnement et de raillerie ; mais quand on la vit tout le jour occupée à son ouvrage sans qu’elle levât jamais les yeux, quand on se fut convaincu qu’elle ne répondait que par monosyllabes, qu’elle ne chantait jamais, qu’elle refusait de danser, elle fut jugée dans ce pays d’abondante conversation et d’expansion bruyante : on la déclara tout au plus bonne à faire une nonne, si toutefois elle n’était pas trop idiote pour servir Dieu.

Marioutete, bien que désormais elle ne fût plus seule pour se retirer des maisons où elle allait travailler, se laissait toujours reconduire. Le cavalier servant qui se montrait alors le plus zélé était un nommé Frix qui jouissait d’un grand crédit parmi toutes les filles de Sainte-Quitterie et des communes environnantes, mais qui était fort mal noté dans l’esprit des gens sérieux des environs, qu’ils fussent bourgeois ou paysans. Il appartenait par sa vie vagabonde et indépendante à la bohème champêtre, bohème tout aussi curieuse que celle de Paris, et qui attend son historien. C’était un enfant du pays, et par conséquent il était un peu le cousin de tout le monde. Il avait mangé en quelques mois tout ce que son père et sa mère lui avaient laissé ; il avait vendu sa terre et sa maison, c’est-à-dire un demi-hectare et une vieille maisonnette. Or c’est là un crime sans rémission aux yeux de tout bon paysan. Il n’avait pas d’état fixe. Il avait appris le métier de tisserand, il travaillait aux routes. Quand la faim le pressait trop, il se mettait en condition pour quelques mois ; mais le plus clair de son revenu, il le tirait du braconnage. C’était un destructeur terrible : on eût dit qu’il était dans la confidence du gibier. Il allait trouver les perdrix à leur remise et les lièvres à leur gîte, comme s’ils lui eussent donné rendez-vous. À l’aide d’un mauvais fusil à un coup tout en désarroi, il faisait un carnage effroyable et dépeuplait le canton. Il mettait surtout au désespoir les chasseurs au chien courant. Quand ils avaient bien arpenté les vallées et les monts et qu’ils voyaient leurs chiens prêts à forcer le lièvre, un coup de fusil partait soudain sur une crête solitaire, un homme sortait de derrière un tertre et ramassait le lièvre : c’était Frix, qui, averti par les aboiemens des chiens et sûr que l’animal lancé passerait par là, l’avait attendu en fumant sa cigarette. Il péchait aussi avec un très grand succès, respectant,