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agenouillé devant elle, la tête fracassée. Quelques minutes après, une voiture accourait de Berlin au grand galop et deux hommes s’élançaient dans l’auberge en criant : « Où sont-ils ? où sont-ils ? — Morts tous deux, » répondit-on. Aux cris de désespoir que poussa l’un de ces deux survenans, on comprit sans peine qu’il était le mari de la suicidée. Quant au lugubre fou qui avait accompli ce double meurtre, c’était, on le sut bientôt, un écrivain, un poète dramatique, fort inconnu alors, très célèbre aujourd’hui, le sombre et mystérieux Henri de Kleist.

Quelle est l’explication de ce drame horrible ? Pendant longtemps la critique en a donné des interprétations très diverses. L’homme de Potsdam est assurément une des plus étranges physionomies que présente la littérature germanique. Imagination à la fois puissante et maladive, caractère bizarre, intelligence tourmentée, ce poétique visionnaire a été fou à plusieurs reprises, avant de finir par le meurtre et le suicide. Tour à tour soldat, jurisconsulte, fonctionnaire public, poète dramatique, philosophe, publiciste, effrayant ses amis par la singularité de son existence, disparaissant tout à coup, fuyant la société, cherchant la solitude et l’oubli dans la cabane du paysan et sous la blouse de l’ouvrier, puis reparaissant avec des œuvres où brillent sous les rêveries du somnambule de véritables lueurs de génie, Henri de Kleist, depuis les rians débuts de sa vie jusqu’aux tragiques événemens qui la terminent, apparaît à l’historien littéraire comme une énigme indéchiffrable. Parmi les causes assignées à sa folie, il en est une qui a piqué vivement notre curiosité, et dans les circonstances où l’Europe se trouve aujourd’hui nous avons cru intéressant d’en vérifier l’exactitude. Un critique distingué, M. Théodore Mundt, appelle Henri de Kleist un Werther politique. L’amour qui a causé son désespoir et sa mort, c’était, dit M. Mundt, l’amour qu’il portait à son pays ; sa Charlotte, c’était l’Allemagne, cette Allemagne vaincue par Napoléon et plus abaissée encore par ses divisions intestines que par les disgrâces de la guerre. Il l’aimait ardemment, il eût voulu la relever de la ruine ; condamné à l’inaction et se dévorant lui-même, son impuissance le tua. Cette explication de M. Théodore Mundt est-elle aussi juste qu’ingénieuse ? Le récit de la vie d’Henri de Kleist, un résumé fidèle de ses pensées et de ses œuvres permettront au lecteur de répondre à cette question.

L’attention publique, dans ces dernières années, s’est reportée plus d’une fois vers cette sinistre figure. Depuis l’époque où Louis Tieck a publié les œuvres d’Henri de Kleist, l’histoire littéraire a eu maintes occasions de recommencer son enquête. D’habiles critiques, M. Gustave Kühne, M. Julien Schmidt, sans parler de