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à tenter l’aventure avec lui. Les voilà partis tous les quatre, la poche vide, n’ayant pas même la plus petite pièce de monnaie pour acheter leur premier morceau de pain ; les voilà, dis-je, par les rues, sur les routes, dans les villes et les villages, chantant, jouant du violon, et ne craignant pas de tendre la main au passant. Ils menèrent cette vie pendant quinze jours, puis, l’expérience faite, ils rentrèrent au logis. On voit que si la folie joue alors un rôle dans la destinée d’Henri de Kleist, c’est la folie de la vingtième année, la joyeuse folie de l’artiste.

La maladie morale qui tourmenta si cruellement Henri de Kleist a dû se déclarer chez lui de vingt et un à vingt-trois ans, c’est-à-dire de 1797 à 1799. À quelle occasion ? Il est difficile de le dire. On a parlé d’un amour mystérieux, d’une passion ardente et trahie ; rien n’est prouvé à cet égard, ou plutôt il est à peu près démontré que la misanthropie du sinistre rêveur ne peut être attribuée à une cause de cette nature. Ce qui est certain en tout cas, c’est que le jeune officier prussien était déjà en proie à ses tristesses noires, lorsqu’il se mit à étudier la philosophie de Kant avec une espèce d’acharnement. La doctrine du philosophe de Kœnigsberg, à la fois stoïque et sceptique, est faite pour des âmes fortes ; rien ne convenait moins à l’imagination inquiète d’Henri de Kleist. La philosophie de Kant l’attirait et le révoltait tout ensemble. Le maître avait beau dire que nous sommes condamnés sur cette terre à ne saisir que les phénomènes, et que ces phénomènes eux-mêmes, tels que nous les percevons, ne sont pas la fidèle image de la réalité ; il avait beau dire que nous imposons à toutes les données des sens, à toutes les conceptions de l’esprit, les formes de notre intelligence, que nous ne sortons pas de nous-mêmes, que c’est toujours notre propre pensée que nous apercevons, et que par conséquent la réalité, la substance, la chose en soi (c’est le terme de Kant, das Ding an sich) échappe nécessairement à nos recherches ; le maître, dis-je, avait beau parler ainsi : le disciple se révoltait contre la sentence du maître, il poursuivait obstinément cette substance incompréhensible à l’homme et retombait ensuite dans un scepticisme désespéré. En proie à cette fièvre philosophique, il résolut de vivre tout entier pour la science, et la science pour lui, c’était avant tout une maîtresse de vertu, la gardienne de la dignité de l’homme. « La vertu ! la vertu ! j’en parle sans cesse, et avec vivacité, — écrivait-il à un ami, — eh bien ! en vérité, je ne sais pas de quoi je parle. Elle m’apparaît comme quelque chose d’élevé, de sublime, mais d’indéfinissable. Je cherche vainement un mot pour la nommer, une image pour la peindre à la pensée. Et cependant cette chose que mon esprit ne peut atteindre, je m’élance vers elle avec la tendresse la plus ardente, comme si