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trouver qu’au ciel. Dans cinq ans, je la trouverai sur la terre, cette femme, et c’est avec mes bras terrestres que je l’embrasserai. Je ne demanderai pas au lis de s’élever dans les airs comme le cèdre, je ne tracerai pas à la colombe le même but qu’à l’aigle, je ne taillerai pas une statue dans un morceau de toile. Je connais la matière que j’ai à façonner, je sais ce qu’elle vaut. C’est un mélange d’airain et d’or pur, et il ne me reste plus qu’à séparer le métal des scories. » À côté de ces étranges paroles, il y a des cris de joie, des transports d’amour, il y a même par instans de très vifs tableaux du bonheur domestique. « Tu ne me croiras pas, écrit-il de Würzbourg à Wilhelmine de Zenge, mais je reste parfois des heures entières à ma fenêtre, j’entre dans dix églises, je parcours la ville, et je ne vois rien, je ne vois qu’une image, — toi ! et à tes pieds deux enfans, et un troisième suspendu à ton sein. J’entends ta voix ; le plus petit apprend de toi à parler, le cadet à sentir, le plus grand à penser ; je te vois transformer l’amour-propre de l’un en fermeté, l’arrogance de l’autre en indépendance, la timidité du troisième en modestie, la curiosité de tous en un vif désir de savoir. Je te vois, je t’entends : tu leur enseignes le bien, sans grands efforts, au moyen d’exemples heureusement choisis ; tu leur montres dans ta propre image ce que c’est que la vertu et combien elle est aimable. » Charmans tableaux, si ces espérances de bonheur n’étaient sans cesse et indéfiniment ajournées ! Entre cette félicité tranquille et les deux amoureux, il y a un obstacle qui, au lieu de diminuer, devient chaque jour plus difficile à vaincre. Le désert qui les sépare de la terre promise s’allonge impitoyablement sous leurs pas. Quel est donc cet obstacle qui recommence toujours ? Leur mutuelle éducation morale. « Travaillons, dit le pédagogue à la jeune femme ; dégageons en nous l’or sans alliage, débarrassons-nous de nos scories ; encore cette vertu qu’il faut atteindre, après celle-ci cette autre, et après toutes les vertus particulières la grande vertu dont je ne sais pas le nom et dont le fantôme me poursuit. » On comprend qu’une telle éducation n’est pas facile. Tout à l’heure Henri ne demandait que cinq ans à Wilhelmine. Cinq ans ! La vie entière n’y suffirait pas. Il le dira lui-même dans un moment de lassitude : « Pauvres créatures que nous sommes ! Il nous faut toute une vie pour apprendre seulement à vivre ! » La jeune fiancée, qui commence à être étonnée de ces subtilités sans fin, demande naïvement à son ami pourquoi l’éducation de l’homme est si longue quand l’animal atteint si vite le but de sa destinée. C’est ici que le philosophe triomphe. « Plus un être est parfait, répond-il, plus la nature met de temps à le former. Il ne faut qu’une ou deux matinées de printemps pour faire épanouir la fleur de nos jardins ; pour créer un chêne, il