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sommes dans une caverne souterraine, en face du tribunal secret de la Sainte-Vehme. Un armurier de Heilbronn, Théobald Friedeborn, accuse le comte Frédéric de Strahl d’avoir ensorcelé sa fille Catherine. La pauvre fille en effet paraît sous le joug d’une influence occulte qui enchaîne tout son être. Elle aime le comte Frédéric sans que sa volonté pour ainsi dire joue un rôle dans son amour. Elle aime sans savoir pourquoi, sans se rendre compte de ce qu’elle éprouve ; on dirait une somnambule qui obéit à une puissance mystérieuse. Le comte de Strahl a-t-il donc fait usage de quelque sorcellerie diabolique, comme l’en accuse avec colère le malheureux armurier de Heilbronn ? Non, le comte a beau chasser Catherine, il a beau la maltraiter, la menacer du fouet, Catherine est toujours auprès de lui ; elle le suit partout, elle l’accompagne dans ses voyages, elle couchera, s’il le faut, dans l’écurie du comte ou à la belle étoile plutôt que de s’éloigner des lieux où se trouve son noble maître. « Ses pieds, dit le comte, foulent sans cesse la trace de mes pieds. Si je tourne la tête, il y a deux choses que je vois toujours, mon ombre et cette fille. » La loyauté du comte est hors de cause ; le tribunal l’absout, et Catherine de Heilbronn va continuer à suivre le comte Frédéric, comme si elle était ravie dans une perpétuelle extase. Cette belle extatique, cette belle jeune fille de seize ans, si pure, si dévouée, attentive au moindre regard de son maître, heureuse de le voir, de l’entendre, de lui rendre service sans qu’il le sache, heureuse même de souffrir pour lui et par lui, c’est l’idéal de la femme tel que le concevait Henri de Kleist. Une âme qui appartient à sa tendresse comme l’esprit du somnambule appartient au magnétiseur, une soumission absolue, l’anéantissement de la volonté, voilà ce que le rêveur altier demandait à Wilhelmine de Zenge et à la jeune fille qu’il avait aimée à Dresde. « Ce que vous me dites de Penthésilée, écrivait-il à une de ses amies, m’a touché au-delà de toute expression. Cela est bien vrai, j’ai mis dans cette œuvre le fond le plus intime de mon âme, et vous l’avez saisi avec un regard de visionnaire ; oui, j’y ai mis toute la douleur et en même temps toute la splendeur de mon âme. Je suis curieux de voir ce que vous me direz de Catherine de Heilbronn, car c’est la contre-partie de Penthésilée, son autre pôle, une créature aussi grande par l’abandon de son être que celle-ci par le déploiement de ses forces. » Cette grandeur de l’abandon, il l’avait demandée en vain à ses fiancées ; il écrivit Catherine de Heilbronn pour compléter ce qui manquait à leur éducation de jeunes filles. Certes la Catherine de Kleist est un poétique modèle, quoique difficile à suivre ; sa grâce est touchante, son langage est d’une suavité merveilleuse, et l’auteur réserve à son dévouement d’éclatantes récompenses : non-seulement Catherine épouse le comte de Strahl, mais il se trouve