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m’est contraire, comme cela n’est que trop vraisemblable, vous n’entendrez plus parler de moi, car je ne veux pas attrister de mes douleurs votre sereine existence. » Suivaient des conseils sages et affectueux ; l’embarras du donneur d’avis était d’abord évident, mais il disparaissait petit à petit à la pensée du devoir, disait-il. « Je ne crois pas que tu aies jamais rendu pleine justice au noble cœur de mon frère aîné, et j’avoue à ma honte que cette injustice de ta part a été pour moi la source de plus d’une coupable joie ; mais lorsqu’on est, comme je le suis, sur le point de rompre à tout jamais avec le passé et de commencer une nouvelle existence, on s’élève au-dessus des misérables jalousies de la vanité et de l’amour. Réfléchis longuement, chère Rachel, avant de repousser un bonheur dont toi seule peut-être es digne parmi toutes les femmes de notre pays et de notre classe, un bonheur tel que je n’aurais jamais pu te l’offrir. » Paolo assurait d’ailleurs Rachel qu’il se conformerait à ses volontés en lui laissant le soin d’annoncer sa résolution à leurs parens ; mais il avouait que cette réserve lui coûtait et lui semblait étrange. Il désignait enfin Novare comme le lieu où il se trouverait huit jours après qu’elle lui aurait écrit de s’y rendre.

Rachel s’attendait à cette réponse, qu’elle reçut avec une satisfaction mêlée d’amertume. — Est-ce donc pour cela que j’ai renoncé au sort que m’avait préparé mon oncle ? À qui fais-je le sacrifice de mon bonheur ? Est-ce à mon devoir ? Non, car mon devoir est d’obéir à celui qui m’a tenu lieu de père. Est-ce à mon amour ? Hélas ! non. Est-ce au bonheur de celui que j’ai aimé ou cru aimer ? Non, puisqu’il renonce volontairement à moi, et m’assure que le plus grand service que je puisse lui rendre, c’est de l’oublier. Réfléchis, me dit-il, demande du temps pour répondre !… Ont-ils attendu ma réponse ? M’ont-ils rien demandé ?… — Et Rachel se trouvait fort à plaindre.

La lettre de Paolo était arrivée à la ferme sous une grande enveloppe qui contenait plusieurs autres lettres pour divers membres de la famille. Pietro et sa mère l’avaient vue et en avaient reconnu l’écriture. Aussi Rachel savait bien qu’elle ne pouvait éviter de leur en communiquer le contenu. Elle détestait le mensonge, mais elle eût pris l’engagement de ne plus prononcer un mot de vérité pendant le reste de ses jours plutôt que d’apprendre à son cousin et à sa tante que leur sacrifice était inutile, que Paolo ne l’acceptait pas. Elle leur dit donc au contraire que Paolo était profondément touché de la proposition qu’elle lui avait faite, de la part de Pietro, et qu’il retarderait son départ pour un pays lointain où il comptait s’établir jusqu’à ce qu’elle put le joindre. Elle dit tout cela sans mentir précisément, mais avec l’intention de tromper ceux qui l’écoutaient, et elle y parvint. Toutefois elle ne les trompa qu’imparfaitement, car