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la mêlée, courez à la tente du pacha ; vous m’y trouverez. » Electrisés par cette éloquente et laconique allocution, les trois cents pallikares tirèrent leurs sabres et en jetèrent au loin les fourreaux, montrant ainsi qu’ils ne songeaient plus qu’à vaincre ou à mourir ; puis, selon la coutume des Grecs dans les circonstances solennelles où, quelque danger de mort les menace, ils se donnèrent le baiser de paix.

De toutes les aventureuses batailles livrées par les Grecs à cette époque, celle de Karpénitzi est assurément l’une des plus remarquables. La nuit, le sauvage aspect des lieux, le petit nombre et l’héroïsme des uns, la multitude et l’imprévoyance des autres, tout prête à cette mémorable action une dramatique physionomie. Les poètes comme les historiens de la Grèce comparent à l’envi Karpénitzi aux Thermopyles, les trois cents compagnons de Botzaris aux trois cents Spartiates de Léonidas. Les faits justifient ce rapprochement. Marc et sa troupe atteignirent les avant-postes musulmans vers le milieu de la nuit. S’étant adressés en langue albanaise aux sentinelles, ils se firent passer pour des auxiliaires envoyés par Omer-Brionès. À l’aide de ce stratagème, ils entrèrent sans obstacle dans le camp, où régnait la plus parfaite sécurité. Les Turcs, plongés dans un profond sommeil, s’éveillèrent aux cris des premières victimes immolées par les Grecs. Ils coururent aux armes de tous côtés, cherchant vainement à deviner au sein de l’obscurité à quelle sorte d’ennemi ils avaient affaire. Les chefs s’imaginèrent qu’une sédition avait éclaté dans l’armée, tant ils étaient loin de s’attendre à une pareille agression ; ils ne songèrent qu’à apaiser le tumulte. Un seul, Djelelendi-Bey, lieutenant de Mustaï, reconnut Botzaris ; comme il ouvrait la bouche pour dissiper l’erreur des siens, un Souliote lui plongea son sabre dans la poitrine. Profitant du désordre et de la confusion générale, les Grecs frappaient à coups redoublés. Bientôt Guègues et Toxides firent feu les uns sur les autres. Pendant ce temps, Botzaris passait à travers les groupes effarés des soldats, et ne s’arrêtait parfois que pour demander en albanais qu’on lui indiquât la tente du séraskier ; il pénétra ainsi par mégarde dans celle d’Hagos Bessiaris, qui avait autrefois trahi les Souliotes, et qui, cette nuit, paya de sa vie sa trahison. M. Zampélios raconte que Marc tua de sa main sept des principaux généraux turcs. Une sorte de fatalité semblait soustraire à son bras la seule victime qu’il eût voulu trouver. Cependant le temps s’écoulait, le jour allait paraître, et Botzaris s’aperçut qu’une grande distance le séparait de sa troupe. Il jugea que le moment était venu d’appeler à la rescousse les capitaines embusqués dans la montagne, et d’attirer en même temps sur lui seul toute l’attention de l’ennemi, afin de dégager ses pallikares, dont le sort était en effet gravement compromis.