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au lecteur, et qui le remplit d’indignation et de colère. M. About aime à se servir des procédés de Voltaire, et ils ne lui ont pas toujours réussi ; mais jamais peut-être il n’a été mieux inspiré par l’esprit du grand écrivain dont il se fait gloire, dit-on, d’être le disciple que dans le Roi des Montagnes. Il s’est heureusement servi de cette ironie froide et vengeresse qui finit par exaspérer l’âme de fureur après l’avoir saturée de dégoût. Les mots de populace et d’humaine canaille, qui sont les péroraisons ordinaires des discours de Voltaire sur l’humanité, viennent naturellement au bord des lèvres à mesure qu’on lit les cruautés d’Hadji-Stavros et de ses bandits. La vive animosité de l’auteur s’exprime avec un si parfait sang-froid, une si calme assurance, un enjouement si tranquille, qu’on ne doute point un seul instant de sa sincérité et de sa bonne foi. L’écrivain excite notre colère en dominant habilement la sienne. On se dit que tout ce qu’il raconte doit être vrai, et on devient pour un instant aussi peu philhellène que lui-même. Les souvenirs historiques arrivent en foule pour confirmer les assertions du romancier, qu’on a plutôt envie d’accepter comme un véridique historien ; on se dit que ce peuple, même à l’époque la plus brillante de l’antiquité, n’a jamais eu que des dons intellectuels, et qu’il a toujours manqué de sens moral, qu’à l’époque de sa décadence l’esprit de ses sophistes passa de la théorie à la pratique, de la pensée à l’action. On se rappelle qu’à l’époque des persécutions contre les chrétiens, les supplices en Grèce, en Syrie, en Égypte, partout où dominait l’influence hellénique, se firent remarquer par une cruauté ingénieuse et sophistique : cheveux arrachés un à un, mamelles coupées, épines plantées sous les ongles, patiens enduits de miel et exposés aux mouches sous un soleil dévorant, tandis qu’à Rome ils étaient sommaires et brutaux, et se contentaient du bûcher, du glaive et de la dent des bêtes féroces. On pense à la sinistre et longue histoire du bas-empire, aux yeux crevés et aux langues coupées.

C’est dans le Roi des Montagnes que se révèle sous sa forme la plus achevée et avec toute sa vivacité la qualité qui fait l’originalité de M. About et qui le distingue particulièrement de ses jeunes contemporains. Quand on s’occupe d’un poète ou d’un romancier, une des premières questions à se poser est celle-ci : « Qu’a-t-il inventé ? quelle région de l’âme a-t-il explorée ? quel coin de la vie humaine inconnu jusqu’à lui a-t-il découvert ? » M. About n’a exploré de préférence aucune région de l’âme, et n’a découvert aucun coin ignoré de la vie humaine. Il n’a pas fait de fouilles bien profondes dans la société, il ne s’est pas inquiété de suivre dans cette mine opulente une veine particulière d’observation. Un instant on a pu croire, qu’il avait songé à percer cette veine originale lorsqu’il