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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/103

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mission de me faire savoir qu’il se trouvait à Monte-Cavallo dans l’église de Saint-Silvestre avec Mme la marquise de Pescara, pour entendre une lecture des épîtres de saint Paul. Je me transportai donc à Monte-Cavallo. Or Mme Vittoria Colonna, marquise de Pescara, sœur du seigneur Ascanio Colonna, est une des plus illustres et des plus célèbres dames qu’il y ait en Italie et en Europe, c’est-à-dire dans le monde. Chaste et belle, instruite en latinité et spirituelle, elle possède toutes les qualités qu’on peut louer chez une femme. Depuis la mort de son illustre mari, elle mène une vie modeste et retirée; rassasiée de l’éclat et de la grandeur de son état passé, elle ne chérit maintenant que Jésus-Christ et les bonnes études, faisant beaucoup de bien à des femmes pauvres et donnant l’exemple d’une véritable piété catholique...

«... M’ayant fait asseoir, et la lecture se trouvant terminée, elle se tourna vers moi et dit : « Il faut savoir donner à qui sait être reconnaissant, d’autant plus que j’aurai une part aussi grande après avoir donné que François de Hollande après avoir reçu. Holà, un tel, va chez Michel-Ange, dis-lui que moi et messire Lactance nous sommes dans cette chapelle bien fraîche et que l’église est fermée et agréable. Demande-lui s’il veut bien venir perdre une partie de la journée avec nous, pour que nous ayons l’avantage de la gagner avec lui ; mais ne lui dis pas que François de Hollande l’Espagnol est ici.

« Après quelques instans de silence, nous entendîmes frapper à la porte. Chacun eut la crainte de ne pas voir arriver Michel-Ange, qui habitait au pied du Monte-Cavallo; mais, à mon grand contentement, le hasard fît qu’on le rencontra près de Saint-Silvestre, allant vers les Thermes. Il venait par la via Esquilina, causant avec son broyeur de couleurs Urbino; il se trouva donc si bien retenu qu’il ne put nous échapper. C’était lui qui frappait à la porte.

« La marquise se leva pour le recevoir, et resta debout assez longtemps avant de le faire asseoir entre elle et messire Lactance; moi, je m’assis un peu à l’écart. Après un court silence, la marquise, suivant sa coutume d’ennoblir toujours ceux à qui elle parlait ainsi que les lieux où elle se trouvait, commença avec un art que je ne pourrais décrire ni imiter, et parla de choses et d’autres avec beaucoup d’esprit et de grâce, sans jamais toucher le sujet de la peinture, pour mieux s’assurer du grand peintre. On voyait la marquise se conduire comme celui qui veut s’emparer d’une place inexpugnable par ruse et par tactique, et le peintre se tenir sur ses gardes, vigilant comme s’il eût été l’assiégé... — C’est un fait bien connu, dit-elle enfin, qu’on sera battu complètement toutes les fois qu’on essaiera d’attaquer Michel-Ange sur son terrain, qui est celui de l’esprit et de la finesse. Aussi vous verrez, messire Lactance, qu’il faudra lui parler brefs, procès ou peinture, pour avoir l’avantage sur lui et pour le réduire au silence... Vous avez le mérite de vous montrer libéral avec sagesse, et non pas prodigue avec ignorance; c’est pourquoi vos amis placent votre caractère au-dessus de vos ouvrages, et les personnes qui ne vous connaissent pas estiment de vous ce qu’il y a de moins parfait, c’est-à-dire les ouvrages de vos mains. Pour moi, certes, je ne vous considère pas comme moins digne d’éloges pour la manière dont vous savez vous isoler, fuir nos inutiles conversations et refuser de peindre pour tous les princes qui vous le demandent...