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et cette multitude, qui tout à l’heure aurait mis en pièces Filhot, allait se joindre à sa femme pour réclamer sa délivrance. Un des ormistes, craignant l’effet de cette scène, menaça Mme Filhot de lui brûler à l’instant la cervelle, si elle ne se retirait. On la ramena de force chez elle, et, selon la coutume, on pilla sa maison, où l’on trouva des sommes considérables.

Deux jours après son arrestation, Filhot comparut devant le conseil De l’Ormée, où siégeaient Duretête et Villars avec des cabaretiers, des marchands de poisson et des gens du plus bas étage. Un cousin de Louis XIV, un prince du sang, Armand de Bourbon, présidait ce tribunal ! Lamentable exemple des bassesses où descend forcément un prince dès qu’il sort de la ligne droite du devoir sous un prétexte quelconque, et oublie le titre même qui le fait ce qu’il est! Il fallait bien que le prince de Conti se fit le collègue complaisant de Villars et de Duretête pour pouvoir leur échapper, car lui-même était suspect, et le moindre indice de ses intelligences fort avancées avec le duc de Candale le livrait aux mains de l’Ormée. On avait surpris une lettre de Langlade, un des secrétaires de Mazarin, adressée à l’abbé de Cosnac, et conçue en termes mystérieux capables d’exciter la défiance. Duretête avait porté cette lettre au prince de Conti et lui avait dénoncé la conduite équivoque de son aumônier. « Je l’introduisis moi-même, dit Cosnac[1], dans la chambre du prince, et je fus présent à toute la harangue qu’il fit contre moi. Dès que j’entendis mon nom, je crus que tout le secret étoit découvert, et si Duretête eût pris garde à mon visage et à celui de M. Le prince de Conti, il eût facilement connu que ses soupçons n’étoient que trop bien fondés; mais M. Le prince de Conti, ayant lu la lettre et n’y trouvant rien de fort important, dit que je ne me mêlois de rien, qu’à l’avenir je m’en mêlerois encore moins, et qu’il me défendroit toutes ces sortes de commerces. »

Les détails du procès de Filhot nous ont été conservés[2]. Le prince de Conti lui commanda de s’asseoir sur la sellette des accusés et de répondre aux questions qu’on allait lui faire. Filhot s’y refusa, disant qu’en qualité d’officier du roi il avait droit d’être jugé par le parlement, et qu’il ne reconnaissait pas la juridiction de l’Ormée. Le prince lui dit que s’il refusait de répondre, on allait passer outre et lui faire son procès sur-le-champ. On en était là quand la nouvelle imprévue d’une attaque des ennemis vint forcer le conseil de lever la séance, et on laissa quelque temps Filhot en

  1. Mémoires, t. Ier, p. 62.
  2. Filhot a lui-même laissé un journal manuscrit de ses aventures que Devienne a eu sous les yeux, et qui doit se trouver encore aux archives communales ou dans quelque bibliothèque particulière de Bordeaux.