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agréable pour les malheureux Européens qui se condamnent à y résider. Il faut qu’il arrive à l’embouchure du fleuve Yang-tse-kiang pour trouver enfin un digne objet d’admiration. Le Yang-tse-kiang est l’un des plus grands fleuves du monde. Descendant des montagnes de l’Asie centrale, grossi par de nombreux affluons, il roule vers l’Océan un énorme volume d’eau dont on reconnaît encore à plusieurs milles de l’embouchure la teinte jaunâtre et la course rapide. Les Chinois, dit M. Cooke, aiment et vénèrent le Yang-tse-kiang à l’égal d’un père. L’historien enregistre ses sécheresses et ses débordemens avec plus de soin que les changemens de dynasties, le philosophe le représente comme l’emblème de la grandeur et de la bienfaisance, le poète lui consacre ses chants les plus populaires. En un mot, le Yang-tse-kiang, fils de l’Océan, est en quelque sorte le père de la Chine ; de même le Gange est sacré pour l’Hindou, et, sans aller plus loin, ne citerait-on pas en Europe des fleuves au cours desquels se rattachent dans l’imagination des peuples les idées traditionnelles de prospérité et d’indépendance ? Le Yang-tse-kiang est revêtu, aux yeux des Chinois, de ce caractère à la fois national et religieux. M. Cooke n’a donc pas à s’excuser d’avoir, lui aussi, comme un poète chinois, entonné son hymne en l’honneur du noble fleuve. Sa prose épistolaire n’est point déparée par quelques métaphores jetées çà et là au courant de la plume, sous l’inspiration présente d’un grand spectacle. Malheur au voyageur qui n’est point enthousiaste ! Le Yang-tse-kiang d’ailleurs mérite bien cet hommage. Au bienfait de ses eaux fécondes, il joint le prestige de l’immensité.

Après avoir remonté le Yang-tse-kiang pendant quelques heures, on arrive devant Woosung, l’une des plus importantes stations d’opium, et l’on entre dans la rivière Wang-pou, qui conduit à la ville de Shang-haï, située à quelques milles seulement sur la rive gauche. En 1845, j’ai suivi la même route et j’ai séjourné dans ce port, qui venait à peine d’être ouvert aux étrangers en vertu du traité de Nankin, et dont on prévoyait déjà les hautes destinées commerciales. À cette époque, tout à Shang-haï était chinois ; l’Europe n’y avait pour représentans que les fonctionnaires du consulat anglais et une dizaine de résidens, premières sentinelles des missions protestantes ou du commerce. Ces rares gentlemen, noyés dans les flots de la population indigène, habitaient au cœur même de la ville de modestes maisons chinoises, basses, étroites, obscures, mal commodes, où cependant (j’aurais mauvaise grâce à l’oublier) ils savaient exercer avec des élémens plus que pittoresques une hospitalité pleine de charme. Vingt ans ne se sont pas encore écoulés depuis que les Européens ont paru à Shang-haï, et tout y a changé de face. À côté de la ville chinoise, qui a conservé son caractère, s’étend une autre ville, où s’est établie la colonie européenne, devenue nombreuse et floris-