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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/247

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être lui-même, et cette prétention est heureusement vraie. Daniel dit quelque part : « Je ne suis point Werther, je suis Daniel ! » L’aveu est précieux, et il faut en tenir compte : non, M. Feydeau n’appartient pas à la race des puissans analystes à qui nous devons René, Werther, Obermann. Le danger que des esprits faibles ont trouvé auprès de ceux-ci leur est venu d’en haut : avec Daniel, il leur viendrait d’en bas. Mais n’est-ce point encore faire trop d’honneur aux productions de ce genre que de leur accorder une semblable influence ? De Daniel aux ridicules essais du vicomte d’Arlincourt ou aux romans lycanthropes de Pétrus Borel, il y a moins loin qu’on ne pense. Ce dont peut-être Daniel se rapproche le plus, c’est encore des mélancoliques troubadours qu’inventa l’auteur du Solitaire ; il en a la phraséologie complète, les procédés dramatiques, les exclamations, les inversions célèbres, les épithètes dites de nature. Un des plus curieux passages du livre est celui où Daniel se fait dire par quelqu’un : « Peut-être votre style est-il trop chargé d’épithètes, mais vous êtes un romantique et vous avez lu les Grecs ; le public vous excuserait. » Soit : abandonnons Daniel à ce suprême arbitre ; avec le temps, l’opinion publique devient l’expression de la justice la mieux raisonnée et la plus rigoureuse. Et si M. Feydeau veut que l’on distingue en lui l’écrivain du moraliste, c’est qu’il ignore sans doute que ce double rôle est inséparable, et que les conditions de la morale sont exactement les mêmes que celles de l’art.

Cette sainte vertu de l’art, méconnue par les écrivains qui flattent les plus tristes instincts du public, est-elle bien comprise toujours par ceux qui prétendent le moraliser ? Parmi les formes du roman contemporain, il faut bien noter en effet celle dont le principal effort, le caractère distinctif est de marier l’enseignement moral au récit. Comment certaines œuvres récentes justifient-elles une si louable ambition ? Voici d’abord un roman de M. Alexandre Weill. Émeraude[1] est une histoire simple et touchante, mais gâtée par un mysticisme bizarre qui ne nous épargne même point ses formules ontologiques. Dégagée toutefois de sa lourde enveloppe, la fable ne manquerait ni de sensibilité ni de fraîcheur, car en dehors de ses théories elle fait uniquement appel à des sentimens que toutes les âmes peuvent partager. L’analyse d’une passion profonde, bien que douce, y est finement suivie ; mais le caractère d’Émeraude, tout sympathique qu’il se présente, est trop ouvertement exceptionnel pour servir d’exemple, ainsi que le voudrait l’auteur. On pourrait peut-être désirer de lui ressembler, si l’on y était entraîné par le charme souverain du style. Ici M. Weill nous permettra de faire toutes nos réserves. Il a beau nous prévenir qu’il n’écrit pas dans le but de nous apprendre le français ; c’est pourtant à la condition indispensable qu’il parle notre langue que nous consentirons à l’écouter, nous apportât-il des méthodes inconnues pour penser et pour agir.

La négligence de la forme est ce qui compromet également le Christian de M. Francis Wey[2]. La donnée en est pourtant intéressante, et elle se prête à une étude morale que l’auteur n’a pas laissée entièrement échapper.

  1. 1 vol. in-12, Poulet-Malassis et de Broise.
  2. 1 vol. in-12, Librairie-Nouvelle.