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invoquer contre lui ses fantaisies intimes, prendre au sérieux ses théories et les confondre avec sa politique[1]. Il prétendait n’être jugé que sur ses actes. Sans doute il lui était arrivé de poser en principe que l’état peut légitimement faire banqueroute tous les dix-neuf ans, et d’avancer qu’à l’exemple des Chinois, les Américains feraient sagement de se renfermer chez eux et de renoncer au commerce maritime; sans doute il avait poussé la prédilection pour la France jusqu’à excuser les massacres de septembre, et la haine pour la Grande-Bretagne jusqu’à souhaiter la rupture de tous les liens commerciaux qui rattachaient les États-Unis à l’Angleterre. Cependant il ne s’était jamais opposé au paiement de la dette nationale, il avait souvent défendu à Paris comme à Philadelphie les intérêts de la navigation américaine, il avait toujours loyalement servi la politique de neutralité sous Washington, il n’avait fait massacrer personne. Cela ne suffisait pas à rassurer les fédéralistes, et lorsque le vœu du pays désigna Jefferson pour la présidence, ils tremblèrent à la pensée que le gouvernement allait tomber entre les mains d’un visionnaire fanatique, partisan de la banqueroute, ennemi du commerce, gallomane, anglophobe, jacobin. Un petit fait, qui nous est raconté par Jefferson lui-même, prouve assez combien leurs préventions étaient sincères.

C’était au mois de février 1801. La liste des républicains avait réuni la majorité dans les élections pour la présidence et la vice-présidence; mais Jefferson et Burr, leurs deux candidats, ayant obtenu exactement le même nombre de voix, la chambre des représentans se trouvait appelée à choisir le président entre les deux élus. Le sentiment public désignait impérieusement Jefferson; mais les fédéralistes, qui disposaient dans la chambre du vote de la moitié des états, étaient décidés à l’écarter. Depuis plusieurs jours, ils tenaient l’élection en suspens par leur obstination à voter pour le colonel Burr, se proposant, disait-on, de déférer le pouvoir à un président temporaire du sénat dans le cas où ils parviendraient à empêcher une élection régulière. Jefferson se rendit chez le président John Adams pour le supplier d’opposer son veto à un acte d’usurpation qui pouvait conduire à la guerre civile. John Adams l’accueillit fort mal. « Monsieur, lui dit-il avec véhémence, votre sort est entre vos mains. Vous n’avez qu’un mot à dire : promettez de faire justice aux créanciers de l’état, de maintenir la marine, de ne pas déplacer les fonctionnaires, et le pouvoir vous sera remis aussitôt. Nous savons que c’est le désir du peuple. — Monsieur Adams, ré-

  1. Voyez sur les théories de Jefferson et sur la Formation du parti démocratique aux États-Unis la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1858; voyez aussi la première partie de cette étude dans la livraison du 1er avril 1857.