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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/366

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Par l’intermédiaire de Joseph Bonaparte, il avait réussi à faire passer sous les yeux du premier consul plusieurs mémoires de nature à l’éclairer sur le peu de profit que la France tirerait de ses nouvelles possessions dans le golfe du Mexique et sur la difficulté de les défendre à la fois contre les Américains et contre les Anglais. Les rêves coloniaux de Bonaparte s’étaient brusquement évanouis, et il s’était décidé, contrairement à toutes les prévisions de Jefferson, à céder immédiatement aux États-Unis la Louisiane entière. Moins de vingt jours après l’arrivée de M. Monroë, le traité fut conclu (30 avril 1803). Malgré l’insuffisance de leurs pouvoirs, les négociateurs américains n’hésitèrent pas, on le comprend, à accorder 80 millions de francs[1] en échange d’un empire dont la superficie dépassait un million de milles carrés.

En vain les fédéralistes firent remarquer que Jefferson n’avait pas mérité ce merveilleux triomphe de sa diplomatie : il en recueillit toute la gloire. En vain ils lui reprochèrent de s’être laissé entraîner à pousser trop loin ce succès involontaire, d’avoir, en acceptant de la fortune des présens trop étendus, fait entrer dans les limites de la confédération un territoire que la force des choses amènerait un jour à se séparer des états atlantiques, après les avoir dépouillés et dépeuplés à son profit. Le public, ivre de joie, se préoccupa fort peu de ces lointaines prévisions; elles firent plus d’impression sur l’esprit de Jefferson, mais sans l’attrister davantage. « Si jamais, écrivait-il, les nations nouvelles qui vont se former sur les bords du Mississipi trouvent intérêt à se détacher du tronc, si jamais leur bonheur exige assez impérieusement une telle opération pour qu’elles s’y résignent, pourquoi les états atlantiques la craindraient-ils? Et surtout pourquoi nous, leurs habitans actuels, prendrions-nous parti dans une semblable question? Les futurs habitans des états maritimes et des états intérieurs seront également nos fils, des fils établis dans des quartiers divers, mais voisins. Nous croyons que leur bonheur est dans leur union. Les événemens peuvent prouver le contraire, et s’ils trouvent intérêt à se séparer, pourquoi prendrions-nous parti pour nos descendans orientaux contre nos descendans occidentaux? C’est la querelle du frère aîné et du frère cadet. Que Dieu les bénisse tous deux; qu’il maintienne leur union si cela leur est bon, mais qu’il les sépare si cela leur est meilleur! »

Jefferson ne se croyait évidemment point obligé d’étendre aux Français de la Louisiane cette paternelle indulgence pour les be-

  1. Sur les 80 millions, prix de l’acquisition de la Louisiane par les États-Unis, 60 seulement furent versés dans le trésor français ; les 20 autres furent employés à indemniser le commerce américain des captures illégalement faites par la marine française dans la dernière guerre.