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sectaires ardens et nombreux se coalisaient avec les libres penseurs démocrates, afin d’amener une séparation absolue de l’église et de l’état, destinée à les affaiblir également l’un et l’autre[1]. Soumettre les gouvernans au joug des gouvernés, les juges à celui des justiciables, les pasteurs à celui des troupeaux, supprimer toutes les situations indépendantes des masses, telle était la tendance qui se manifestait de plus en plus dans les diverses parties de l’Union à la grande joie de Jefferson. Et pourtant il avait été longtemps d’avis que plus on prétendait restreindre l’intervention du pouvoir central dans le gouvernement des affaires intérieures, plus il importait de constituer fortement les pouvoirs locaux, et de les remettre entre les mains des chefs naturels de la nation. A son retour de Paris, il avait même tracé le plan d’une réforme générale dans les constitutions des états particuliers en sens inverse de celle qui devait commencer à s’accomplir sous sa présidence. « Voici les changemens que je conseillerais, écrivait-il à M. Stuart le 23 décembre 1791 : rendre plus désirable le poste de député aux assemblées locales en diminuant le nombre des représentans, et en augmentant la durée de leur mandat... Rendre plus séduisantes pour les gens d’esprit les fonctions exécutives, en plaçant les gouvernemens dans une moins grande dépendance des législatures... Rendre l’ordre judiciaire respectable par tous les moyens possibles, l’inamovibilité, l’importance des traitemens, le petit nombre des titulaires. » Les esprits avaient marché dans la voie opposée, et Jefferson les avait suivis. Il n’avait fait en cela que céder à la pente naturelle de ses idées et de sa situation. Le principe de la souveraineté populaire conduit bien vite à nier la légitimité des fonctions indépendantes; l’exercice du pouvoir suprême amène aisément les politiques imprévoyans à en nier l’utilité et à ne les envisager que comme des entraves. En sa double qualité de démocrate et de gouvernant, le président devait donc être peu favorable au maintien de ses fonctions indépendantes. Supprimer tout moyen de résistance à la volonté des masses, n’était-ce pas en même temps supprimer tout moyen de résistance à l’action du gouvernement qui s’était mis au service de cette volonté?

Jefferson avait d’ailleurs raison de regarder les fonctionnaires

  1. La constitution des États-Unis, en refusant au congrès le droit de faire des lois « concernant l’établissement ou l’interdiction d’une religion quelconque » (art. Ier des amendemens à la constitution), n’avait nullement préjugé la question des rapports entre l’église et l’état dans les diverses parties de l’Union. Cette disposition de la loi fondamentale n’avait d’autre but que de déclarer la législature nationale incompétente en matière religieuse, et de réserver toutes les questions de cette nature à la libre appréciation des législatures locales. Dans le sud, celles-ci se prononcèrent pour le système des contributions volontaires. Dans le nord au contraire, elles maintinrent pendant plusieurs années le système des taxes ecclésiastiques.