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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/393

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pensais que le congrès avait fermement arrêté de maintenir l’embargo jusqu’au mois de juin et de le remplacer alors par la guerre. Une révolution d’opinion aussi soudaine qu’inexplicable s’est produite la semaine dernière, principalement parmi les membres de la Nouvelle-Angleterre et du New-York. Saisis tout à coup d’une sorte de terreur panique, ils ont décidé que l’embargo serait levé le 4 mars, et à une telle majorité qu’un instant nous avons eu toute raison de croire qu’on ne pourrait les amener à le remplacer ni par la guerre ni par le non-intercourse, — et cela au moment où nous venions d’acquérir la conviction que la junte d’Essex, trompée dans son attente, désespérait d’entraîner le peuple du nord, soit à une séparation, soit à une résistance armée! » Quoi qu’il en fût, Jefferson était trop optimiste pour pleurer longtemps sa mesure favorite; dès le 2 mars 1809, écrivant à M. Dupont de Nemours, il trouvait à la condamnation de l’embargo d’excellentes raisons, et pour toute oraison funèbre de cette bizarre combinaison politique, il prononçait ces quelques paroles qui en sont la plus sanglante satire : « Nous avons supprimé l’embargo parce que le sacrifice annuel de nos exportations pour une valeur de 50 millions représente le triple de ce que nous coûterait la guerre, sans compter qu’avec la guerre nous prendrions quelque chose, tout en perdant moins qu’aujourd’hui... Du reste ce sont là des affaires que je laisse à régler à mon ami, M. Madison. D’ici à peu de jours, je me retire dans ma famille, au milieu de mes livres et de mes fermes. Ayant moi-même gagné le port, je jetterai sur mes amis qui luttent encore avec l’orage un regard d’anxiété sans doute, mais pas d’envie. Jamais prisonnier délivré de ses chaînes n’éprouvera le soulagement que je ressens en secouant le joug du pouvoir. La nature m’avait destiné aux tranquilles recherches de la science, dont elle avait fait mes suprêmes délices; mais les énormités du temps où j’ai vécu m’ont contraint à m’engager dans la résistance qu’on leur opposait et à m’aventurer sur l’océan tumultueux des passions politiques. Je rends grâces à Dieu d’avoir pu échappera leur fureur exempt de blâme, et emportant avec moi les témoignages les plus consolans de l’approbation publique. » Au moment même où il écrivait ces mots, le sénat lui donnait une preuve bien pénible de la fragilité des plus grandes influences dans les états démocratiques.

Jefferson avait eu le mérite d’être le premier parmi ses concitoyens à découvrir les liens naturels qui, en dépit de la diversité des institutions et des mœurs, devaient rapprocher les États-Unis de la Russie, puissance dont ils n’avaient rien à redouter, puisqu’elle n’aspirait point à devenir maîtresse de l’Océan, et dont ils avaient beaucoup à espérer pour la défense des droits des neutres en Europe, et pour le maintien de l’équilibre entre la France et la