Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/395

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nement à bon marché : Jefferson le lui donna. Le gouvernement à bon marché était incompatible avec le système de la paix aimée : Jefferson proclama que ce système était une absurdité vieillie, une barbare tradition de l’ancien monde; il affirma « qu’après avoir déjà donné tant d’autres leçons utiles à l’Europe, l’Amérique était destinée à lui apprendre encore qu’il y a des moyens pacifiques de réprimer l’injustice; » il inventa l’embargo. Ce moyen économique et pacifique de réprimer l’injustice coûta annuellement aux États-Unis 50 millions de dollars, et conduisit à une guerre qui augmenta de 63 millions la dette nationale, que Jefferson avait cru diminuer de 35 millions par ses ruineuses épargnes. On dirait, à étudier l’histoire de son administration, qu’il avait pris à tâche de mettre à l’épreuve les maximes favorites de l’école radicale. L’épreuve a prononcé contre ces maximes. Les conséquences matérielles et immédiates de cette expérience ont été dommageables aux États-Unis. Les conséquences morales et plus lointaines de la politique à laquelle elles ont présidé ont été pires encore. Le pouvoir exécutif ne s’est jamais relevé aux États-Unis de l’abaissement volontaire dans lequel il est tombé pendant la présidence de Jefferson; il n’a jamais retrouvé la part de dignité et d’indépendance que Jefferson lui a fait perdre, et il serait incapable d’exercer aujourd’hui sur la souveraineté populaire le salutaire contrôle que les auteurs de la constitution ont entendu établir, et que Washington a su pratiquer. La démocratie américaine est maintenant en possession du pouvoir absolu; elle n’a plus de gouvernans, elle n’a que des agens : aussi les choisit-elle non en raison de leur valeur propre, mais en raison de leur exactitude à suivre les fluctuations de sa volonté. Jefferson l’a dit, et en ceci je me garderai bien de le contredire : « il y a une aristocratie naturelle, fondée sur le talent et la vertu, qui semble destinée au gouvernement des sociétés, et de toutes les formes politiques la meilleure est celle qui pourvoit le plus efficacement à la pureté du triage de ces aristocrates naturels et à leur introduction dans le gouvernement. » A en juger par l’expérience des États-Unis, la république démocratique, telle que Jefferson l’a conçue et pratiquée, est l’une des combinaisons les moins propres à assurer ce résultat. L’éloignement dans lequel les classes éclairées et indépendantes sont tenues en Amérique des affaires publiques est peut-être parmi les faits contemporains le plus inquiétant pour l’avenir de ce grand pays. Il a commencé à se produire sous la présidence de Jefferson, et il devait être en effet une conséquence presque inévitable de sa politique.


CORNÉLIS DE WITT.