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l’île la moins ravagée par les guerres intestines. Cette réputation nous semble surfaite, et la débonnaireté des gens d’Hua-Pu ne dépasse pas celle des loups qui, suivant un proverbe assez hasardé, ne se mangent pas entre eux. En effet, le retour du canot nous apprit que M. Caret et ses collègues de la mission avaient été forcés de s’embarquer trois mois auparavant pour Tahiti, en laissant leur modeste bagage aux mains des insulaires, qui depuis se promenaient en soutane blanche et en tricorne sur les rochers.

Une fois rassurés sur le sort de nos compatriotes, nous fîmes voile pour Nukahiva. La frégate passa la nuit à louvoyer, et ce fut seulement le lendemain vers deux heures de l’après-midi que nous nous trouvâmes à peu de distance du cap Martin, haute et sombre falaise qui forme la pointe sud-est de Nukahiva. Longeant alors, vers l’ouest, la côte méridionale de l’île, nous vîmes s’ouvrir la vaste baie du Comptroller, séparée en deux anses où aboutissent de fraîches et verdoyantes vallées. C’est au milieu de cette nature enchanteresse qu’habite la farouche tribu des Taïpis-Vaïs, vrais Lestrigons nukahiviens, dont l’existence a, depuis l’occupation française, été si utile aux faiseurs de rapports belliqueux[1]. Nous longeâmes ensuite, durant six milles environ, une muraille de rochers noirs, creusée, hachée, que raie parfois la lame d’argent d’une cascade, que fend comme un coin une ravine poussant sa verdure jusqu’à la mer, et l’entrée de Taiohaë se laissa bientôt deviner entre deux îlots arides que couvrent, celui de l’est, une herbe haute et grillée, celui de l’ouest, un petit bois de filaos au feuillage livide comme le vert-de-gris. Ces gardiens jaloux de la baie la plus vaste, la plus sûre et la plus fertile des Marquises sont nommés les deux sentinelles.

Dès qu’on eut jeté l’ancre, l’air retentit de joyeuses clameurs. Semblables aux océanides, des femmes, la guirlande verte au front, semblaient surgir des flots. Elles folâtraient autour de la frégate, se suspendaient aux saillies, aux ceintures, aux échelons, bouchaient l’étroite ouverture d’un hublot en y passant leur tête rieuse, et, s’aventurant sur la préceinte, se montraient à l’entrée des sabords, enlaçant de leurs bras souples le col noir des canons. Une douzaine de naturels qui, venus dans des pirogues, les avaient devancées, se trouvaient sur le pont. Ils les engagèrent à y monter. Quelques-unes se présentèrent timides, hésitantes, aux coupées,

  1. Les habitans de tout l’archipel sont anthropophages, après la guerre ou dans certaines cérémonies religieuses, mais ils n’avouent pas volontiers ce trait de leurs mœurs devant les Européens ; chaque tribu s’en défend et en accuse la tribu qui lui est ennemie. Les Taïpis-Vaïs sont braves et redoutés; aussi cherche-t-on, par cette accusation de cannibalisme, à exciter contre eux la haine et la défiance des étrangers.