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tait pas suspecte ; un événement imprévu devait avoir paralysé leurs intentions. Pour s’en assurer, une visite aux chefs d’Acauï fut résolue. L’amiral fit armer son canot et partit accompagné de Te-Moana, du missionnaire et du commissaire d’escadre Bourla. J’étais du voyage. En sortant de la rade, nous traversâmes entre la sentinelle de l’ouest et la terre un étroit passage, au milieu duquel se trouve une roche que le remous couvre et découvre sans cesse avec des mouvemens d’une impétuosité inquiétante. Nous longeâmes pendant quatre milles environ une véritable côte de fer, et nous entrâmes dans la baie d’Acauï. Je n’en sais pas de plus charmante et de plus pittoresque aux Marquises ; comme toutes les baies de Nukahiva visitées à cette époque, elle s’ouvre du sud au nord. Le périmètre de cette baie est celui d’un cœur dont le côté droit n’a pu rejoindre le côté gauche pour terminer la pointe. Les deux lobes forment des anses où aboutissent les vallées. Celle de droite semble inhabitée, celle de gauche est singulièrement encaissée entre une colline et une muraille verticale de rochers noirs, qui, haute de 6 à 700 mètres, présente à l’œil, comme les coulisses d’un théâtre, plusieurs plans tailladés sur le bord. L’eau était si tranquille à l’abri des hauteurs, qu’on pouvait se croire dans une darse. Nous prîmes terre sans peine sur une plage de sable lin, au milieu de naturels qui nous firent fête, et dès nos premiers pas nous vîmes flotter le drapeau français sur la case du vieux chef Maheatité. Laissant à notre gauche plusieurs habitations disposées en koïka sous des arbres magnifiques, dans une atmosphère embaumée des senteurs fortes d’un jasmin du Cap, nous remontâmes la rive droite d’une petite rivière qui, dans le voisinage de son embouchure, s’élargit en étang si paisible, si ombragé, qu’on s’attend à voir sortir des ténèbres du feuillage l’hôte habituel des bassins royaux.

Escortés de la population, nous suivîmes les bords de la rivière pendant un mille environ sur un terrain presque plan, et on nous conduisit vers une case où se tenait sur la plate-forme, accroupie, drapée dans une tapa blanche, une des plus charmantes Polynésiennes que nous ayons jamais vues : c’était Taheïaoco, la femme de Te-Moana. Je me dispense d’en faire le portrait, chacun pouvant prendre une idée de son profil sur les peintures et sur les bas-reliefs égyptiens. Taheïaoco pouvait avoir alors seize ans. Quelques petites rayures verticales à ses lèvres, une sorte d’insecte couvrant le lobe de l’oreille, des mitaines et des cothurnes du plus fin travail étaient les seuls tatouages apparens de son corps. Plus tard, elle ne se fit pas faute de nous montrer avec orgueil une splendide gerbe d’artifice, véritable chef-d’œuvre d’incrustation, qui lui couvrait les reins. L’attitude des époux en se revoyant fut naïve et singulière.