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qui pleurait toujours, vivaient réellement de leur doctrine, corps et âme à la fois. Les doctrines étaient alors incarnées dans des personnes vivantes; nous modernes, nous avons trouvé plus commode de les pétrifier dans des églises et des institutions. L’existence est ainsi distincte et séparée de la morale; l’originalité de l’esprit y perd, mais la facilité de la vie y gagne. Personne n’est tenu de se conformer aux doctrines qu’il professe: vous pouvez être, si cela vous plaît, stoïcien et assister aux banquets d’Aristippe, cynique et porter le costume de Brummell, platonicien et ne pas vous soucier d’autre chose que de la prime et du report. Tel n’était pas Henri Néville. Il aurait pu dire, comme Vauvenargues? « Il fut un temps où j’étais stoïcien forcené. » Il changeait fréquemment de doctrines, mais elles conservaient un empire absolu sur lui jusqu’au moment où il les avait pleinement abjurées. Il avait été stoïcien forcené, mystique exalté, chrétien résigné, sceptique ix outrance. Comme il laissait les doctrines qu’il avait embrassées produire en lui leurs conséquences pratiques, il connaissait à fond les vices et les vertus qu’elles engendrent, les passions qui les distinguent, les modifications qu’elles font subir à l’âme ; il avait donc par cela seul vécu la vie de plusieurs hommes et connu les secrets de plusieurs types humains.

Des nécessités impérieuses le forcèrent à quitter la France; il alla en Amérique solliciter la bienveillance du hasard et essayer d’attendrir la fortune. Quelques lettres écrites à de longs intervalles nous ont appris que ces toutes-puissantes divinités, sans se montrer trop prodigues, avaient été cependant compatissantes, et qu’il leur devait par reconnaissance, sinon un temple, au moins une chapelle. Il connaissait assez la vie pour savoir que le proverbe qui sert de titre à l’une des comédies de Shakspeare, tout est bien qui finit bien, trouve rarement son application, et qu’on doit s’estimer fort heureux quand le proverbe peut être ainsi transformé : tout est bien qui continue médiocrement. Il ne s’est donc ni étonné ni scandalise que la fortune ne lui ait accordé qu’une demi-protection, et que le hasard ait eu des distractions en s’occupant de lui. En tout cas, il nous est agréable de songer qu’il aura assez prospéré pour qu’à son retour ses amis puissent espérer qu’il leur rapportera en témoignage de son affection quelques objets rares et précieux du pays des Yankees, ne fût-ce que des mocassins et des armes de sauvage, car à son départ il était trop déshérité du ciel et de la terre pour leur laisser le moindre souvenir. Je fus plus favorisé que les autres, et il me laissa en partant le plus précieux gage d’amitié qu’il pût me donner, cinq ou six cahiers grossièrement reliés, où jour par jour il avait écrit les mémoires de sa vie, ses observations, ses expériences psychologiques, ses souffrances morales et physiques, ses caprices et ses rêveries. « Prends ces cahiers, me dit-il