Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/549

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

double observation de la stabilité et du changement, qu’il y a quelque chose qui s’appelle la politique.

Le secret de la politique, soit contemplative, soit active, n’est guère en effet que la juste détermination du rapport de la stabilité au changement. Savoir quand les différences dominent les ressemblances et réciproquement, c’est savoir à peu de chose près quelle conduite tenir et prévoir autant qu’il est possible quel sera l’avenir. Ce n’est pourtant pas le prévoir à coup sûr, car l’avenir n’est pas le résultat nécessaire des causes générales. Celles-ci n’ont qu’une influence limitée dans les affaires de ce monde. Elles dépendent dans leur action de circonstances qui ne dépendent point d’elles, ou qui résultent de causes beaucoup plus générales encore, inaccessibles dans leurs effets à toute prévoyance humaine. Celui qui dans le gouvernement entreprendrait de lutter contre le courant des causes générales appréciables risquerait d’être un insensé et de tomber victime de sa témérité. Celui qui se confierait exclusivement à ces causes et se croiserait les bras en attendant qu’elles agissent s’exposerait à se voir emporter par les événemens imprévus, et pourrait se perdre, dupe de sa raisonneuse sagesse.

Cette difficulté est la source d’un doute auquel il est difficile d’échapper toutes les fois que nous venons à considérer les chances de succès d’une entreprise quelconque, formée par un homme, un parti ou même une nation, si cette entreprise tend à fonder quelque chose de grand. Pour peu que l’établissement projeté soit nouveau dans le monde ou seulement dans le pays qui l’essaie, la question s’élève. — Est-ce une nouveauté telle qu’il soit chimérique d’y croire, imprudent de là tenter ? Dans les obstacles qu’elle rencontre, dans les répugnances bu les hésitations qu’elle excite, dans les faits antérieurs qu’elle abolit ou qu’elle dément, y a-t-il une force invincible qui la condamne à un naufrage inévitable ? Ou bien plutôt la vétusté de ce qu’elle remplace, la décadence ou la chute des choses du passé, le tour récent qu’ont pris les esprits et les événemens, le présent enfin, avec toutes les circonstances qui le distinguent du passé, ne fait-il pas une loi d’innover et n’assure-t-il pas l’espérance du succès ? — Ce problème toujours redoutable ne l’est pas moins pour être devenu presque habituel dans un siècle aussi fertile que le nôtre en révolutions, et nous tous, écrivains ou politiques, peuple ou pouvoir, qui avons passé les plus belles et les plus cruelles heures de notre vie à le tourner et à le retourner sous toutes ses faces, nous savons ce qu’il en coûte pour vouloir décider du possible ou de l’impossible en fait de réforme ou de création organique. Nous mourrons tous à la peine, et nous ne laisserons pas après nous la question résolue.