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poète put plaire à un nombreux auditoire : ceci mérite quelque attention. Je veux bien qu’on ne tienne aucun compte de l’opinion de Cicéron, qui, bien que fort admirateur des Grecs, admirait très vivement aussi le théâtre latin, et regardait le siècle des Scipions comme une époque à part pour la pureté du langage comme pour les vertus civiques[1]. Admettons, si l’on veut, que Cicéron ait cédé ici à la manie de tous les temps, qui est de placer toujours la bonne époque dans le passé, jamais dans le présent. Une autorité plus grave que l’opinion de Cicéron lui-même, ce sont les comédies de Térence. Le temps où le succès de Térence était possible n’est pas une époque ordinaire. Il pourra se retrouver plus tard à Rome de plus grands poètes ; mais, si l’on ne considère ici que le goût général, il est certain que cette époque est unique dans l’histoire de la poésie latine : plus tard, ce public ne se retrouvera plus.

Quant aux gens de lettres eux-mêmes, quelle que fût d’ailleurs leur misérable condition, le théâtre seul aurait pu leur assurer une sorte de dignité personnelle et, ce qui en est la première condition, une véritable indépendance. Pour nous autres modernes, les conditions de publicité sont toutes différentes. L’imprimerie fait à un écrivain moderne assez médiocre un auditoire tel que n’en eurent jamais ni Plaute à Rome, ni même Aristophane à Athènes ; s’il a du talent, de chacun de ses lecteurs elle lui fait un Mécène qui réunit vraiment les conditions les meilleures, la protection avec l’indépendance, la louange flatteuse parce qu’elle est sincère, et enfin la subvention qui n’humilie point, parce qu’on doit y voir le salaire du travail, non les gages payés à la servilité. Seul à Rome, de tous les gens de lettres, le poète dramatique jouissait d’une partie de ces avantages préparés aux modernes par Gutenberg. Seul il avait un auditoire considérable par le nombre, respectable par sa sincérité. D’abord le poète dramatique jouissait des privilèges que la voix vivante avait seule dans l’antiquité. Il participait ainsi aux avantages du Forum. Moins vaste, moins retentissant, moins libre que le théâtre d’Athènes, le théâtre latin conférait pourtant à celui qui y triomphait une sorte de dignité : l’auteur qui y réussissait était l’élu du peuple, non le favori d’un homme. Horace dira plus tard à Mécène : « Mets-moi au nombre des poètes lyriques, et mon front superbe ira toucher les cieux ! » Térence dit avec un orgueil plus modeste en apparence, plus sérieux et plus solide au fond : « Le poète ne se propose qu’un but, c’est de plaire au peuple romain. » Où est l’indépendance ? où est la dignité ?

Mais cette approbation de tous, la seule flatteuse, la protection

  1. « AÉtatis illius ista fuit laus, tanquam innocentia, sic latine loquendi. » C’est Atticus, le modèle des délicats, que Cicéron fait parler ainsi. [Brutus, ch. 74.)