Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/786

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ses comédies perdues, il y a une fière parole prononcée par un père : « J’aime mieux, dit-il en parlant de ses enfans, j’aime mieux les voir mourir que de les voir mendier[1] ! » La muse latine n’en a pu dire autant.

Ainsi, sous la république, le théâtre florissant a fait au poète des conditions de dignité et d’existence exceptionnelles, inespérées, au milieu d’un peuple toujours plus ou moins étranger aux jouissances de l’esprit. Sous l’empire, le théâtre est muet comme le Forum. À la parole vivante succède le livre, à la protection du public celle des Mécènes : voyons en quoi consista cette protection à sa plus belle époque, sous Auguste, et quelle influence elle put exercer sur les deux génies de ce siècle, sur Virgile et sur Horace.

M. Sainte-Beuve a publié sur Horace et sur Virgile un travail rempli, comme toujours, d’observations fines et délicates, mais dominé, je le crains, par une idée trop absolue, par la préoccupation exagérée du rôle officiel qu’auraient joué les deux poètes auprès d’Auguste. Cela l’entraîne à exagérer également les bienfaits qu’ils auraient reçus du prince, leur assiduité auprès de lui, et enfin l’influence d’Auguste sur le développement de leur génie. L’ingénieux critique va jusqu’à se servir d’une expression assez peu séante : Auguste, selon lui, aurait commandé l’Enéide à Virgile ; c’est ce rôle de fournisseur breveté qu’on nous permettra de discuter un peu.

Je commence par déclarer qu’à mes yeux Horace et Virgile avaient parfaitement le droit de se détacher du passé de Rome et de le regretter peu, d’abord parce qu’il était peu regrettable. Cette république, qui ne connut jamais l’égalité même entre les citoyens, et la liberté très peu, cette féodalité guerrière et conquérante devait aboutir où elle arriva en effet : depuis surtout qu’elle avait été sauvée par Sylla de la façon que chacun sait, elle était perdue, et son agonie ne la relève guère aux yeux de l’histoire. Rome conquérante devait tôt ou tard être conquise par ses propres soldats : ce fut son juste châtiment ; mais de la part du citoyen romain se résigner trop vite à ce châtiment, si mérité qu’il fût, eût été trahison. Honneur à ceux qui, après Sylla, refusèrent de souscrire à l’avilissement définitif de leur patrie ! Leurs illusions étaient un devoir : le fils qui voit sa mère atteinte d’une maladie incurable et qui n’espère pas contre l’espérance même est un mauvais fils. Aussi l’histoire doit-elle plaindre et honorer les derniers défenseurs de cette cause perdue ; c’est ce qu’ont fait aussi Virgile et Horace. À l’égard du passé, leur devoir n’allait pas plus loin.

  1. « Malo moriri meos quam mendicarier. » Vidularia.