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attentive, et lui, de ses paroles, il domine les esprits et adoucit les cœurs… »

M. Sainte-Beuve se hâte de nous apprendre que Virgile, qui n’est à aucun degré un partisan des Gracques, se montre par ce passage fort hostile au genre de gouvernement que Cicéron regrettait, — l’époque oratoire, — et fort dévoué au gouvernement absolu. Cela est possible ; mais, pour le prouver, il aurait pu mieux choisir sa citation. Celle-ci va directement contre le but qu’il se propose. Qu’y voyons-nous en effet ? Une foule agitée, un orateur qui l’apaise par le seul ascendant de sa parole et de sa renommée. Ce sera Cicéron, si vous voulez, et les commentateurs anciens croyaient reconnaître là une allusion à une circonstance célèbre de sa vie oratoire ; mais ce ne sera certainement pas Auguste, le chef militaire (imperator), appuyé sur ses légions. Loin donc d’apercevoir ici tout ce qu’on veut nous y montrer, il faudrait plutôt y reconnaître un glorieux hommage rendu à la puissance de la parole, à sa bienfaisante et pacifique influence. Quant aux Gracques, « dont Virgile n’est à aucun degré le partisan, » M. Sainte-Beuve a encore oublié ici que le poète les célèbre dans son énumération magnifique des renommées républicaines : « Qui vous passerait sous silence, ô grand Caton ! et vous, famille des Gracques ? » Le fait est que Virgile et Horace, tout en accordant aux avances d’Auguste les flagorneries mythologiques qu’il leur demandait, se montrent tous deux enthousiastes du passé de Rome, depuis le premier Brutus chassant les Tarquins et entraînant le peuple à la conquête de la belle liberté jusqu’aux noms les plus récens, les plus compromis dans la lutte contre la famille des Césars. Je ne veux pas accumuler ici les citations : il suffit de prendre un index de Virgile et d’Horace et de chercher tous les passages où il est question des Brutus et de Caton[1].

Des flatteries pour le vainqueur et de si sympathiques admirations pour les vaincus, c’est là assurément une contradiction assez singulière : on peut supposer que, si l’intérêt leur imposait les premières, les secondes étaient un dédommagement que se réservait leur conscience. Dans tous les cas, cette contradiction existe : elle a frappé tout le monde, et, de quelque façon qu’on l’explique, cela vaut mieux que de la nier. M. Sainte-Beuve, qui semble déterminé à ne pas l’admettre, continue ainsi : « Qu’on rapproche de cette comparaison, où Virgile vient de qualifier l’ignobile vulgus, le savant et habile portrait de l’orateur tribun Drancès, de ce Drancès consommé dans l’art de la parole, lâche de cœur, tortueux, jaloux…

  1. Horace va jusqu’à désigner la journée qui donna l’empire à Octave par ces mots : Quum fracta virtus.