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— ce que j’appelle, dit-il, la pointe d’or de la flèche trempée dans le breuvage récent[1]. » Virgile, par quelques côtés, est donc de son temps ; mais il me semble qu’il en est beaucoup moins que tous les poètes épiques dont la personnalité nous est connue : qu’on le compare à cet égard à Dante et à Milton. Le sentiment humain, tendre pour toutes les choses mortelles, une mélancolie inconnue à l’antiquité et comme un vague pressentiment des misères et des résurrections de l’avenir, voilà ce qui frappe en lui. Le moyen âge ne s’y est pas trompé et a reconnu dans Virgile un précurseur : c’est lui qu’alors on nomme le poète, c’est lui que Dante prend pour guide, et les moines auteurs de la tragédie de saint Martial de Limoges le placent avec les prophètes au berceau du Christ, où l’auteur de l’Enéide entonne même un benedicamus rimé. Cependant, s’il fallait trouver chez Virgile la trace des sentimens contemporains, je ne la chercherais pas dans les complimens plus ou moins sincères qu’il adresse à Auguste : je la trouverais plutôt dans ce détachement qu’il éprouve à l’égard des choses de son temps, cette insouciance à l’égard de la politique qui lui est commune avec Horace. L’un des plus grands bonheurs du laboureur lui paraît être son indifférence à l’égard des choses romaines. En cela, il servait assurément le despotisme, lequel chérit sans doute ceux qui à son sujet pensent bien, mais leur préfère peut-être ceux qui ne pensent rien du tout. Je trouverais encore cette influence dans un passage trop peu remarqué de son Enéide, où l’on voit l’âme élevée et tendre de Virgile se laisser dominer, elle aussi, par l’implacable loi du succès. On se rappelle le magnifique passage de Platon où, pour placer le juste aussi haut qu’il puisse monter dans l’admiration humaine, il le montre méconnu, torturé, crucifié. Virgile, qui pourtant se souvenait de Platon, l’a oublié, hélas ! quand, dans un endroit fort sombre de l’autre monde, il place non-seulement les petits enfans innocens et les âmes qui ont souffert de ce mal élevé et permis à peu d’âmes, le mal d’amour[2], mais aussi ceux qui ont été condamnés injustement :

Hos juxta falso damnati crimine mortis.

Eh quoi ! même dans l’autre monde, respect du succès, confirmation des décisions déclarées iniques ! La ciguë, le gibet, le bûcher, ont achevé de consacrer pour l’humanité plus d’une sainte figure, et pour toute conscience la plus forte preuve de l’autre vie, c’est

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  2. Ce sont en général des femmes. En revanche il n’en met pas une seule dans l’élysée. Platon au contraire nous montre Socrate se flattant, au moment de mourir, de retrouver dans l’autre monde des femmes célèbres, avec lesquelles il aura plaisir à converser. (Apologie, 33.)