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le mérite, dont il partageait les goûts. Ils avaient des réunions régulières où ils cherchaient dans de solides et libres entretiens les plus grands plaisirs de l’esprit. Parmi ses amis, il distinguait Tyrrell, petit-fils de l’archevêque Usher[1], et le docteur David Thomas. Le premier, auteur de quelques écrits d’histoire et de politique, demeurait à Oakley, près d’Oxford, mais vivait en quelque sorte à l’université. L’autre y exerçait la médecine, et, en suivant sa pratique, Locke se perfectionnait dans une science que l’on n’apprenait guère alors que dans les livres. C’est à cette liaison intime qu’il dut la rencontre qui influa le plus sur les événemens de sa vie.

Le 9 juillet 1666, le docteur Thomas lui écrivit de Londres, où il était venu passer quelques jours. Dans cette lettre assez courte, il lui disait que la ville était vide de nouvelles, qu’on y était uniquement occupé de préparatifs de guerre et du prochain départ de la flotte. L’on était en effet entre deux combats livrés aux Hollandais, l’un où ils avaient eu tout l’avantage (11 juin), l’autre où les Anglais devaient être plus heureux (4 août). La lettre finissait par ces mots : « Il faut que je vous demande une grâce, c’est de me faire dire par la première occasion si vous pouvez vous procurer douze bouteilles d’eau (d’Astrope ou Asthorpe) pour lord Ashley, qui les boirait à Oxford dimanche et lundi matin. Si vous avez moyen de le faire, vous obligerez beaucoup lui et moi. » Aux jours indiqués, lord Ashley, alors chancelier de l’échiquier, arriva à Oxford, et fit demander le docteur Thomas et ses bouteilles d’eau minérale. Locke se présenta pour offrir les excuses de son ami, dont l’absence avait empêché que la commission fût faite à temps. L’entretien n’avait duré que peu de momens, et déjà l’interlocuteur plaisait au ministre, qui le retint à souper, l’invita à dîner pour le lendemain, lui parla de sa santé, et voulut le garder avec lui tout le temps qu’il resterait à prendre les eaux. C’est ainsi que Locke se lia intimement avec l’homme d’état alors le plus admiré et le plus soupçonné de l’Angleterre.

Anthony Ashley Cooper, plus connu sous le nom de comte de Shaftesbury, a laissé une de ces réputations équivoques et brillantes qui exercent la sagacité des historiens et qui ne condamnent pas nécessairement le caractère des hommes, lorsqu’ils ont eu à traverser des temps de révolution. Il est certain qu’il servit des gouvernemens et des partis divers, et que, sans se piquer d’une inflexibilité qui réduit souvent à l’impuissance, il prit conseil des temps, et régla généralement ses actions et ses plans sur la mesure changeante

  1. Usserius.