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que de patience, de dignité en même temps que de courage, afin d’imposer à tous les hardiesses de son génie. L’un meurt à cinquante-quatre ans, en épicurien, dit-on, comme il avait vécu, des suites d’un excès de table ; l’autre, à cinquante-un ans, succombe à la tâche, sur son théâtre même, qu’il mettait son honneur à ne point quitter. On dispute à celui-ci la terre où doit reposer sa cendre, car il était comédien ; celui-là est inhumé avec les honneurs dus à son rang, dans une église, dans une chapelle de la Vierge, car il était trésorier de France et conseiller du roi. Est-il besoin que je nomme les deux premiers poètes comiques de leur siècle et de leur pays, Molière et Regnard ?

Si, par un rapprochement inévitable en un pareil sujet, j’ai mis en regard la vie de ces deux grands poètes, ce n’est pas, j’ai hâte de le dire, que je veuille établir entre eux une de ces comparaisons artificielles et à toute force, dont le moindre risque est d’ôter à la gloire de l’un sans ajouter à celle de l’autre. J’ai voulu plutôt faire entendre que deux hommes dont la destinée fut si différente ne pouvaient se ressembler dans leur œuvre, et renoncer ainsi tout d’abord, malgré les privilèges de l’éloge, à un parallèle qui ne saurait se soutenir. Sans doute Regnard est l’héritier le plus proche de Molière, et le plus avantagé ; mais il n’est pas son légataire universel. Molière est dans son art le premier des hommes de génie, et Regnard, sauf ses grandes qualités d’écrivain, n’est peut-être que le plus brillant et le plus vif des hommes de talent.

N’est-il pas étrange que la vie de Jean-François Regnard soit si peu connue ? Il semble que de ces esprits ouverts et tout en dehors, comme était le sien, rien ne doive demeurer obscur. Cependant ce qu’il reste sur son compte se réduit à quelques anecdotes recueillies dans des histoires de théâtre, et répétées depuis dans toutes les biographies, sans contrôle. Il est vrai qu’il a laissé dans la Provençale le récit d’une aventure personnelle ; mais la réalité y disparaît sous la fiction, et il en est de ce petit roman comme de ces tissus légers où la broderie ne permet plus de voir le fond. Quant à la relation de ses voyages, publiée vingt-deux ans après sa mort, on sait qu’il n’y a pas mis la dernière main. Toutefois cette relation, même inachevée et incomplète, donne ouverture, non-seulement sur son caractère, mais sur quelques événemens de sa jeunesse errante et agitée. On admet généralement qu’il n’entreprit ses longs voyages dans le nord de l’Europe que pour se distraire d’une passion profonde et malheureuse, et Regnard lui-même, ou plutôt Zelmis, le héros du roman, le voudrait bien faire croire ; mais j’avoue que, dans le premier voyage, celui de Hollande, pas plus que dans les autres, je n’ai trouvé trace d’une douleur si touchante. J’y cherche