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du grand Condé, le prince de Conti, enfin le roi de Pologne. Parfois même il recevait son voisin de Bâville, le président Lamoignon, l’ami de Boileau ; mais ces jours-là, il faut le croire, Mlles Loyson ne paraissaient pas.

Ainsi, par sa conduite comme par ses ouvrages, il appartient à cette génération de libres esprits qui a précédé celle de la régence, et dont la philosophie, si le mot n’est pas trop sérieux pour la chose, n’est autre qu’un épicurisme élégant encore, et qui se retient sur la pente de l’excès. A. cette vie de Regnard, hospitalière, libérale, bien ordonnée, honnête après tout, ce qui manque, c’est ce qui va manquer à son théâtre, la gravité.

La comédie est si bien son domaine propre, il y est si aisé, comme a dit avec justesse son ami Palaprat, que Regnard, ce semble, n’a jamais dû avoir d’autre ambition littéraire. Cependant, chose faite pour surprendre les uns et pour consoler les autres, ce génie si prompt, si net et si sûr de lui dès qu’il a rencontré sa voie, s’était longtemps mépris sur lui-même. Il avait essayé vainement de tous les genres, depuis la tragédie jusqu’à la chanson, se prenant plus particulièrement à l’épître et à la satire, aspirant même à détrôner Boileau, et n’arrivant qu’à se brouiller avec lui. En 1694, il avait déjà près de quarante ans, qu’il s’obstinait encore à rimer ainsi sans succès, au hasard, et avec quelle peine ! on n’y pourrait croire, s’il ne l’affirmait lui-même,

Pour faire quatre vers, il se mange trois doigts !

Parfois pourtant, afin de se délasser à ses momens perdus, à table par exemple, et le plus souvent avec son joyeux et fin convive Dufresny, il improvisait pour les comédiens italiens quelques-unes de ces légères et folles esquisses, qui alors ne tiraient pas plus à conséquence qu’aujourd’hui nos vaudevilles. Trois d’entre elles, la Sérénade, Attendez-moi sous l’orme et le Bal, étaient un peu plus travaillées que les autres, il les donne au Théâtre-Français ; puis tout à coup, et sans transition apparente, son génie comique fait explosion par un chef-d’œuvre, le Joueur. Ainsi Regnard est arrivé à la comédie comme il était arrivé au bout du monde, sans s’en apercevoir.

Les pièces de Regnard sont nombreuses, et sa fécondité n’est pas un de ses moindres titres. Ne pouvant m’engager dans le détail de chacune d’elles, je voudrais du moins donner une idée générale de son œuvre, en indiquant comment il a traité les principales parties de son art. Or quelles sont ces parties, ou quelles sont les qualités nécessaires au poète comique ? Les voici telles que je les conçois :