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Le théâtre de Regnard est moral, après tout, comme la vie même et comme le train de ce monde. Dans cette vie et dans ce monde, dans ce livre toujours ouvert et dans cette comédie qui toujours recommence, n’y a-t-il pas aussi bien des choses qui sont immorales par le fait, et qu’on n’y voudrait pas voir ? Qui oserait dire pourtant qu’il n’y faut pas regarder, ou qu’il faut rompre avec les hommes ? Et n’est-ce pas pour l’avoir dit qu’Alceste est devenu lui-même un personnage de comédie ?

Tel moraliste, tel peintre de caractères. Regnard a subordonné la morale au divertissement du spectateur ; aussi, sauf dans le Joueur, ne s’est-il guère élevé au-dessus des types ordinaires de la comédie d’intrigue, qu’il choisit de préférence, parce qu’ils lui paraissent les plus amusans de tous, gens de hasard, de fantaisie et d’aventure : gascons aigrefins, marquis suspects, chevaliers de rencontre, pupilles récalcitrantes, belles qui courent les grands chemins, personnages aux métiers équivoques ou trop clairs, comme Mme La Ressource ou M. Toutabas. Au lieu de me conduire au foyer, à la famille, il me mène aux auberges, aux tripots, et la scène qu’il préfère, c’est l’hôtel garni, comme dans le Joueur ou le Distrait. De là une certaine monotonie dans son répertoire, à cause du retour trop fréquent de mêmes visages amenant mêmes situations. Cependant, comme Regnard avait le premier don du peintre, celui d’exprimer vivement la physionomie et le geste de ses personnages, personne n’a mieux produit sur la scène ce monde picaresque dont Lesage nous a laissé l’épopée dans Gil Blas, monde qui n’est pas encore celui de la régence, mais qui le prépare et l’annonce. En effet c’est le propre des vrais poètes comiques d’être en avance sur les mœurs ; leur observation, toujours en éveil et comme aux aguets, saisit non-seulement ce qui est, mais ce qui bientôt doit être. Il est trop clair d’ailleurs qu’une pareille société échappait, par sa légèreté même et son inconsistance, à de fortes et générales peintures. Et de ces figures prises non pas sur l’humanité, mais sur des mœurs accidentelles, il en est comme de ces portraits dont les originaux ont disparu : on y peut admirer encore la touche aisée et brillante du peintre, mais la ressemblance ne peut être que présumée.

Quand le poète s’en tient, comme Regnard, à l’étude des caractères de son temps, quand il ne montre que ce qu’il voit, on est en droit d’exiger qu’il montre du moins tout ce qu’il a pu voir ; or, en ce qui touche les caractères, il y a bien des lacunes dans son répertoire, et pour signaler la plus étrange de toutes, je ne dirai pas trop peut-être en faisant remarquer que, dans le tableau de la société humaine, il a supprimé à peu près la moitié du genre humain. Au théâtre aussi bien que dans la vie réelle, le rôle des femmes est