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fin par un compromis. Sans investir M. Kane d’un caractère officiel, il lui donna une lettre où il le recommandait en termes tout particuliers à tous les officiers fédéraux. Pour accomplir sa mission secrète, M. Kane se rendit à San-Francisco et de là gagna l’établissement mormon de San-Bernardino, près de Los-Angeles. Il voyageait sous le nom d’Osborne, et pour faire, disait-il, une collection d’histoire naturelle. San-Bernardino est une station très importante, créée pour faciliter l’arrivée à Utah des recrues envoyées d’Europe, en évitant la route ordinaire, qui traverse les États-Unis. Cette station, comme beaucoup d’autres, avait été abandonnée par les mormons à la nouvelle de la guerre. M. Kane trouva pourtant le moyen de se faire conduire à la ville du grand Lac-Salé : il y arriva le 25 février 1858, et y fut reçu avec de grandes marques d’honneur par les chefs mormons. Il y apprit d’eux qu’au mois de décembre 1857 ils avaient directement constitué le gouvernement territorial. Young avait été nommé gouverneur et investi d’un pouvoir absolu ; la chambre des représentans avait pris des résolutions où il était déclaré « qu’on ne permettrait à aucune personne nommée par l’administration fédérale de remplir des fonctions dans Utah tant que le territoire serait menacé par une armée d’invasion. » La chambre avait envoyé un mémoire au congrès à Washington : toutes les prétentions du peuple mormon et ses griefs s’y trouvaient exposés, et il y réclamait l’exercice paisible de sa souveraineté.

M. Kane s’assura pourtant, durant son séjour, que la condition des mormons était devenue très malheureuse depuis le commencement de la guerre : les rapports commerciaux avec les états de l’ouest étaient tout à fait interrompus ; les épices, les étoffes, les chaussures, le café, le thé, le sucre, le tabac, manquaient complètement dans le territoire ; beaucoup d’habitans ne portaient plus que des haillons. Organisés en milice active, les mormons n’avaient pu consacrer qu’un temps insuffisant aux travaux agricoles ; les mesures financières de Brigham Young préparaient d’ailleurs la ruine complète de son peuple. Depuis plusieurs années déjà, les mormons avaient leur monnaie particulière, frappée avec de l’or venant de la Californie ; cette monnaie n’était jamais sortie du territoire d’Utah, parce que la valeur réelle en était notablement inférieure à la valeur nominale. Pendant la guerre, Young ordonna à tous les habitans d’apporter leur or à une banque dont il était le directeur ; on leur donna en retour des billets de banque remboursables en bétail : l’évaluation des échanges était faite d’ailleurs par les employés mêmes de la banque. Il n’y aurait pas besoin de citer un autre fait pour prouver l’odieux caractère du gouvernement mormon et l’imbécillité servile du peuple qui y reste soumis.