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qui ne craint ni l’impôt, ni la grêle ; cette bibliothèque, qu’un simple trésorier de François Ier rassemblait pour lui et ses amis, ferait aujourd’hui l’orgueil d’un roi.

M. Libri ne pouvait échapper à cette passion nouvelle ; mais, suivant son usage, il l’a épurée et ennoblie. La collection qu’il vient de vendre à Londres était d’une beauté sans pareille ; combien n’est-il pas à regretter qu’elle se soit dissipée aux enchères, et qu’il n’en reste plus qu’un catalogue ! Quinze cents volumes en maroquin ou en veau, avec les armes et les devises de leurs premiers maîtres, il y avait là les élémens d’un musée historique auquel on songera quand il sera trop tard. Les Majoli, les Grolier, y touchaient les Diane de Poitiers, les De Thou, les Colbert, les Séguier. Tous les rois de France y figuraient, depuis les François Ier à la salamandre et les Henri III à la tête de mort jusqu’aux reliures plus simples, mais non moins élégantes, de Louis XIV et de Louis XV. Tous les rois d’Angleterre, depuis Henry VII jusqu’à George III, avaient cédé à M. Libri quelques-uns de leurs plus beaux livres. Les papes, qui presque tous ont aimé les arts, Pie V, Innocent XII, Clément XI, Pie VI, y figurent avec honneur près du prince Eugène et du comte d’Hoym. Dans cette collection unique, on pouvait suivre pas à pas les progrès d’un art qu’au XVIe siècle la France tira de l’Italie, mais pour lui donner aussitôt le cachet de son génie. Il y avait là des Derôme, des Pasdeloup, des Dusseuil, qui resteront toujours des modèles, alors même qu’une nouvelle école les dépasserait en les imitant. C’est à ces maîtres célèbres que s’arrêtait la bibliothèque de M. Libri. On y trouvait sans doute des noms modernes ; Capé et Duru y représentaient le retour aux saines traditions, mais on avait écarté les œuvres médiocres de l’empire et de la restauration ; encore moins y eût-on rencontré quelques reliques de la révolution, par exemple cette constitution reliée en peau humaine qu’on a signalée dernièrement. La grande curiosité n’a rien de commun avec ces goûts dépravés ; elle ne recherche ni le bizarre ni l’horrible, elle n’estime que ce qui est tout ensemble et rare et excellent.

En relisant le volume où M. Libri a décrit ces livres précieux, en reconstituant par la pensée cette bibliothèque digne d’un prince, il me venait une réflexion qui malgré moi m’offusquait l’esprit. Si petit amateur qu’on soit, on ne serait pas bibliophile, si à la vue de tant de belles choses on n’éprouvait une jalousie involontaire et une secrète envie. Que M. Libri remue les livres comme les spéculateurs remuent les millions à la Bourse, on le comprend, car il agit de la même façon. Vendre c’est acheter, acheter c’est vendre, disait le patriarche des physiocrates, le vieux docteur Quesnay. De cet adage, qui contient toute l’économie politique, M. Libri a fait la devise de