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l’autre, car en Espagne l’impuissance du vainqueur avait encore dépassé celle du vaincu. Pendant qu’entre la Manche et la Méditerranée se formait l’unité magnifique dont la royauté était le cœur, les divers royaumes de la Péninsule, encore que réunis sous un même sceptre, s’isolaient de plus en plus l’un de l’autre, et le Spartiate ne portait pas au Laconien tributaire une haine plus farouche que celle du Castillan pour les provinces annexées au noyau de la monarchie catholique. Tant de sang versé par la hache et par le glaive, tant de vies épuisées dans les tortures, n’avaient guère plus fortifié l’autorité royale que cimenté l’union des Espagnes, et ces princes, dont les domaines couvraient encore le globe, n’avaient plus à opposer à l’Europe, durant la longue agonie où s’éteignait leur race, ni une armée, ni une flotte, ni un général, ni un homme d’état.

Autour d’eux, et comme pour les séparer du pays, se pressait, dans une attitude moitié superbe, moitié servile, une grandesse créée à leur image, institution sans racine dans l’histoire, sans influence sur les populations, sans action sur les armées, où les grands se montraient à peine, sorte d’aristocratie fossile, dont la destinée fut de ne marquer dans les annales de son pays ni en servant le pouvoir avec éclat, ni en luttant résolument contre lui, et qui se montra toujours moins jalouse d’agir que d’entraver. Une administration distincte pour chaque partie des services publics, des conseils sans aucun lien commun, des corps qu’une jalousie mutuelle maintenait dans l’isolement, et que leur caractère purement consultatif condamnait à l’impuissance, tous ces rouages multipliés avaient fait d’une royauté théoriquement absolue le pouvoir le moins libre de l’Europe. L’immobilité en toute chose était devenue l’habitude séculaire et comme la loi suprême de l’Espagne[1]. Les diverses

  1. « Quel spectacle et quel fardeau que l’héritage de Charles-Quint en 1700 ! Point d’armée ni d’argent, point de justice, point de police, point de libertés et point de frein ! Dans les colonies des vice-rois, dans la métropole des capitaines-généraux, jamais recherchés ni contenus ; au centre, une quantité de sénats qui, sous les dénominations pompeuses de conseils de Castille ou de justice, d’Aragon, d’Italie, de Flandre, des Indes, des ordres, des finances, de la guerre, n’offroient d’ailleurs aucune garantie que la volonté royale, et pouvoient sur toutes choses répondre au peuple : El rey asi lo quere (le roi le veut ainsi), alors qu’émancipés par un long usage des usurpations, ils disoient souvent au roi : Se obedece la orden, y no se cumple (on reçoit vos ordres, mais on surseoit à leur exécution) : véritable oligarchie de gens unis par l’orgueil, divisés par l’ambition, endormis par la paresse ; voilà pour le gouvernement… La royauté étoit sans moyens de se faire craindre. Les lois sombloient abolies par l’impunité, les églises et les maisons des grands servant d’asile pour tous les crimes. Au moindre renchérissement du pain, il n’y avoit plus de sûreté pour les ministres ni pour personne. Tout le monde étoit armé dans Madrid excepté le roi. Il n’y avoit pas d’homme un peu riche qui n’eût au moins cent coupe-jarrets à sa solde. Le peu de soldats qui résistoient à la désertion étoient vêtus de haillons, sans solde, sans pain (car il n’y avoit plus de fonds spécial pour les troupes), tandis que les officiers venoient dépenser en débauches à Madrid des appointerons dont ils avoient trafiqué dans les bureaux. Quant aux généraux, sitôt qu’ils avoient obtenu des emplois, ils ne demandoient plus qu’une chose, c’étoit de ne pas les remplir, et c’est bien à eux que s’appliquoit le proverbe espagnol : Hijo de sus padres, hijo de sus obras. Tel étoit l’état de l’Espagne sur la fin du règne de Charles II. » Mémoires du marquis de Louville, t. Ier, p. 68 et suiv.