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son mérite restait étranger. Ces sophismes à l’aide desquels beaucoup de ses semblables se haussent dévotement au-dessus du commun des mortels, il les employait aussi, mais en sens inverse et de bonne foi. L’examen de conscience achevé, il avait cette conviction, que nul moins que lui n’était fait pour mériter qu’on s’intéressât à son avenir. Si d’aventure une âme charitable lui démontrait victorieusement le contraire, son étonnement avait quelque chose de comique ; il s’ingéniait à trouver des motifs particuliers à cette affection, dont il ne voulait, en aucun cas, faire les honneurs à sa personne, finissait par en découvrir d’invraisemblables qui lui suffisaient, et bientôt après rentrait dans son opinion première avec empressement. L’occasion avait tout fait, et cette occasion ne se présenterait plus. — Quand M. d’Auberive eut bien tourné et retourné dans son esprit le souvenir de cette matinée heureuse qu’il avait passée avec Berthe, le brave garçon ne manqua pas d’arriver aux désastreuses conclusions qui lui étaient familières ; il s’y soumit cette fois avec plus de chagrin encore que de résignation, et se promit en soupirant de ne plus penser à sa compagne d’un jour, pour ne pas laisser à son cœur le temps de s’y habituer. En s’arrêtant à cette résolution héroïque, qui lui coûta plus d’un regret, M. d’Auberive n’en était pas moins fermement décidé à tenir la promesse qu’il avait faite à son mentor de vingt ans.

Le sommeil ne le visita pas beaucoup cette nuit-là ; le lendemain, au petit jour, il partit pour la chasse ; les perdreaux ne l’occupaient guère, mais une inquiétude dont il n’était pas le maître le poussait à marcher. Le grand air, la fraîcheur et le calme d’une belle matinée agirent sur ses nerfs et les détendirent. Il côtoya le ruisseau le long duquel Berthe et lui avaient marché la veille ; de petites violettes se voyaient dans l’herbe ; certaines inflexions de voix, certains regards, certains mots accentués d’une façon particulière lui revinrent à l’esprit, et lui firent trouver un peu brutal l’arrêt par lequel il s’était condamné la veille. On ne pense pas les pieds dans la rosée, les regards noyés dans la clarté limpide du matin, comme on pense dans un cabinet, les yeux arrêtés contre un vilain mur assombri par le soir. — Qui sait ? murmura Francis joyeusement. Un lièvre partit d’un buisson, Francis fit feu et le manqua. — Va ! dit-il en suivant du regard l’animal qui filait dans la plaine, va ! Berthe te sauve la vie !

Comme il rechargeait paresseusement son fusil, le vieux notaire dont Mlle  Des Tournels lui avait parlé arriva trottant sur un bidet que l’on connaissait à dix lieues à la ronde. M. d’Auberive mit la main sur la bride de l’animal. — Eh ! eh ! dit-il d’un air de belle humeur, vous voilà donc, monsieur le tabellion qui dites si gaillardement du mal des gens !