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ardens émissaires, les habitans de Chios avaient cédé à l’enthousiasme et s’étaient révoltés. Leurs forces trahirent leur élan. En peu de temps, Chios devint une vaste solitude, inondée de sang et couverte de ruines : sur 115,000 habitans, 23,000 furent égorgés, 47,000 conduits dans les bagnes de Constantinople ou vendus comme esclaves ; le reste réussit à fuir sur les côtes d’Asie, à Psara et dans les autres îles.

La flotte d’Hydra ne se trouva pas en mesure de secourir les habitans de Chios. Les avaries survenues pendant la précédente campagne n’étaient pas réparées, et les équipages, à peine rentrés au port, avaient déserté leurs vaisseaux et regagné leurs foyers. Malgré toute son activité, Miaoulis ne put prendre la mer qu’à la fin de mai ; le 2 juin, il touchait à Psara. Dès le lendemain, il se présenta dans le détroit de Chios. Les forces de l’ennemi, qui n’avait point encore quitté ces parages, se composaient d’une soixantaine de vaisseaux, dont six de haut bord ; celles des Grecs ne dépassaient pas quarante navires de petite dimension, parmi lesquels on comptait huit brûlots. Après quelques escarmouches sans résultat, le capitan-pacha, Cara-Ali, se renferma dans le port, et Miaoulis revint à Psara, sur l’avis qu’une nouvelle escadre était sortie des Dardanelles. L’amiral assembla aussitôt un conseil, et proposa de tenter, par un rapide coup de main, la destruction de la flotte turque avant l’arrivée des renforts attendus par Cara-Ali.

À ce moment, un marin psariote se présenta et dit : « Donnez-moi deux brûlots, je réponds du reste. » Cette proposition étonna l’assemblée. Celui qui avait parlé ainsi était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, d’une naissance obscure, pauvrement vêtu, et renommé seulement parmi ses compatriotes pour la sagesse de sa conduite, la sérénité de son caractère, et la douceur extrême de ses habitudes. Ce jeune homme, obscur, tranquille et doux, qui allait en quelques heures passer de l’obscurité à la gloire, s’appelait Constantin Canaris. En voyant la surprise causée par ses paroles, il ajouta : « Je ne vous demande que deux brûlots, et je vous jure sur mon âme μὰ τῆς ψυχῆς μοῦ (ma tês psuchês moû) que notre vengeance sera complète. » Miaoulis, comme s’il eût tout à coup deviné cet homme, lui tendit la main en disant : « C’est convenu ; va faire tes préparatifs, et que Dieu te garde ! » Le lendemain, Canaris et Pépinos (ce dernier était d’Hydra) firent voile vers Chios. La population entière de Psara, réunie sur les hautes roches qui dominent le rivage, les suivit du regard et les vit, au soleil couchant, « disparaître dans un flot d’or, semblables à deux dragons de la mer[1]. » Aussitôt la foule se précipita dans l’église dédiée à saint Nicolas, et se mit à

  1. Ἡ τουρϰόμαχος Ἑλλάς (Hê tourkomachos Hellas) ; poème, par Alex. Soutzo.