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gazon n’indiquent le pas de l’homme. Rien de triste et d’imposant comme le calme, l’immobilité, le silence de mort qui règnent sous ces arbres au feuillage obscur, aux fruits léthifères. Après avoir marché quelque temps, nous nous trouvâmes devant une case affectée aux repas. Quelques ornemens de tête en plumes étaient suspendus à l’intérieur, pêle-mêle avec les crânes des dernières victimes sacrifiées. Des étoffes du pays festonnaient la grande cloison postérieure, au milieu de laquelle une énorme tête de porc, retenue par des liens dans un bouquet de rameaux fanés, regardait la porte d’entrée. Les quatre coins étaient occupés par des tikis (idoles) ; de hauts tambours ornés de chevelures, de grandes jattes en bois de rose, des courges aux flancs orangés étaient épars sur le sol. En voyant le délabrement de cette case et le désordre qui y régnait, on ne pouvait douter qu’elle n’eût été abandonnée après un repas déjà ancien de plusieurs mois. Dans le voisinage se trouvait une autre construction plus petite, le véritable vahi tapu redouté des indigènes. C’est là que les dieux viennent errer la nuit, c’est là qu’ils prennent leurs ébats, au milieu des offrandes et des victimes préférées.

Rien n’indiquait cependant l’importance de cette chétive construction, que formaient quatre montans reliés par des traverses, et que couvraient des rameaux de cocotiers. L’entrée en était défendue par deux idoles horribles. Deux autres tikis paraissaient garder les offrandes environnantes, casse-tête, étoffes, conques de guerre, bracelets de tresses relevés de rondelles de nacre et ornés d’une épaisse touffe de cheveux frisés. C’était tout. Nulle part le moindre débris humain ne justifiait la destination de ce terrible lieu. Nous en manifestâmes notre étonnement au tahua, qui parut soucieux et sembla étudier notre physionomie ; puis, après quelques instans de réflexion, comme un homme qui prend son parti, il nous conduisit vers d’énormes tikis en pierre rougeâtre, derrière lesquels il nous indiqua un tronc d’arbre épais coupé à un mètre et demi du sol et profondément creusé. Là, sous une couche de feuilles sèches, se trouvait tout un ossuaire. Nous quittâmes ce lieu fort satisfaits de le voir abandonné et presque oublié, bien que cet oubli et cet abandon n’eussent d’autre cause que notre présence à Taiohaë. S’il faut en croire le tahua Veketu, les habitans des Marquises ne mangent l’homme que par vengeance. On emploie pour le tuer le moyen généralement usité pour tous les animaux ; afin d’éviter autant que possible l’effusion du sang, on l’étouffé au moyen d’un bâton appliqué sur le cou et faisant levier. C’est aux guerriers que reviennent les yeux. Le cœur est mangé cru ; le reste du corps, bardé de feuilles de ti, couché, recouvert de terre, sur un lit de galets rougis au