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qui semble participer de la jettatura italienne et de la sorcellerie vulgaire. Pour jeter le kaha, il faut se procurer des cheveux, de la salive, des excrémens de la personne dont on désire se défaire ; on entoure d’une feuille bien ficelée ces divers ingrédiens, et ce paquet, déposé au fond de quelque cachette mystérieuse, a la vertu de faire mourir, s’il ne le découvre, celui qui en a fourni le contenu. Les canaques redoutent extrêmement ceux qui sont soupçonnés de se livrer à ce sortilège. Pendant notre séjour, un pauvre diable, accusé d’avoir fait périr ainsi plusieurs personnes, ne fut arraché à la fureur des insulaires que par l’intervention du commandant Collet aidé du grand-prêtre et du chef Niéhitu.

Cette superstition du kaha nous mit un jour sous les yeux un tableau pittoresque et saisissant. Dans l’ouest de Nukahiva, au fond de la vallée d’Acauï, deux murailles basaltiques, qu’on dirait sillonnées, déchirées par les puissantes tarières et les pics de mineurs plutoniens, s’élèvent hardiment à une hauteur énorme, et forment un étroit défilé. Rien de sinistre comme cette gorge aride et solitaire. À la base des grises falaises, dont la mince lame azurée du ciel sépare à peine les fronts sourcilleux, le sentier rocheux se tord vaguement, éclairé par un jour terne. Dès qu’on pénètre dans ce défilé, le bruit des pas résonne d’une façon lugubre comme dans une crypte funèbre, et, lorsqu’on s’arrête, on entend un mugissement pareil à celui qui sort d’un gros coquillage appliqué à l’oreille. À la radieuse verdure qui réjouissait la vue succède la sombre et morne couleur bleuâtre de ces escarpemens ignés : la chaleur accablante qui accompagne l’ascension fait brusquement place à des courans d’air, et l’on se sent pris de ce frisson glacial qu’une énergique expression populaire qualifie de souffle de la mort. On n’est plus dès lors sous l’équateur, mais dans une gorge abrupte des contrées septentrionales ; on éprouve une indicible envie de revoir le soleil ; partout le roc surplombe, immense, inaccessible, et le regard inquiet monte en se heurtant aux parois resserrées jusqu’à l’étroite bande bleue du firmament. On avance encore, une eau verte comme l’absinthe coule silencieusement jusqu’au point où, rencontrant des obstacles, elle se brise avec fracas, rejaillit en éclaboussures sonores et continue sa course écumante[1].

Je parcourais seul ce paysage, ayant devancé mon compagnon de promenade, que retardait je ne sais quel hasard de la chasse, et je m’assis au pied des gigantesques murailles. J’attendais en proie à cette vague tristesse que fait d’ordinaire entrer au cœur le sévère et imposant aspect des sites sauvages et solitaires. Soudain deux phaé-

  1. Cette cascade se précipite de 650 mètres de haut.