Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/660

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un morceau à effet pour ténor, soprano et basse; mais à ce puissant résumé de toute une période de l’histoire, à cette figuration solennelle de l’homme entre l’ange et l’esprit du mal reproduite sur tous les frontons des cathédrales, croyez bien qu’il ne songera pas une minute. La musique de Meyerbeer est l’œuvre d’un musicien de premier ordre, et aussi d’un penseur; en même temps qu’il y a des idées, il y a l’idée, et c’est pour cela que le trio de Robert le Diable, le quatrième acte des Huguenots et le quatrième acte du Prophète resteront comme les plus splendides manifestations de l’art nécessairement complexe de notre époque.

Robert le Diable avait mis Meyerbeer en tel renom, qu’il s’agissait de s’assurer au plus vite son prochain ouvrage; un traité lui fut donc proposé, par lequel il s’engageait à donner les Huguenots. Il y a dans l’existence de tous les hommes supérieurs une heure privilégiée, vers laquelle, du sein même des plus beaux triomphes, leurs souvenirs se reporteront toujours de préférence. Cette heure aimée et glorieuse entre toutes, qui fut pour Lamartine l’heure des Harmonies et de Jocelyn, a sonné pour Meyerbeer en 1836. Remarquez que je ne prétends point dire que l’artiste ait touché là le but suprême, qu’il ait atteint avec les Huguenots cette hauteur de laquelle on n’a plus qu’à descendre. Ce que je me plais à indiquer, c’est que la date de 1836 représente pour Meyerbeer cette heure incomparable où tout succède à l’homme de génie, où les moindres circonstances concourent à l’envi à la réalisation de ses souhaits. L’inspiration des Huguenots, Meyerbeer l’a retrouvée dans le Prophète, dans mainte occasion il la retrouvera, et toujours avec des qualités nouvelles, car il appartient, comme Goethe, à cette race d’esprits vaillans et progressifs qui se transforment et ne vieillissent point. Ce qu’il ne retrouvera plus, c’est cette jeunesse d’alors, ardente, passionnée, enthousiaste, éprise jusqu’à l’ivresse de poésie et de musique, centre merveilleux de résonnance et de vibrations; ce qu’il ne retrouvera plus, c’est Nourrit, Mlle Falcon, Levasseur, Habeneck, tout un monde d’artistes intelligens que Robert le Diable avait formés, et qui, fortement imbus des doctrines nouvelles, abordaient cette grande musique des Huguenots avec l’émotion de la foi. Certainement de très célèbres chanteurs se sont depuis fait jour à l’Opéra; ce qui appartient en propre à cette période, c’est cet esprit d’ensemble, cet effort en commun qui constituent au théâtre les vraies troupes.

De cette compagnie héroïque, Nourrit était l’âme, Nourrit, un chanteur et un lettré, un galant homme surtout, et qui, dans le saint zèle dont il brûlait pour son art, oublia si noblement ces soins de la fortune où presque tous se consument aujourd’hui. Je doute