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d’énergie et de tempérance. Par malheur, cette dernière vertu n’est guère du nombre de celles qui courent les rues de Londres. Le révérend W. Rogers, dans une lecture, à laquelle j’assistais il y a deux ans, à la Society of Arts, attribuait la grande détresse des street-dealers plutôt encore à l’imprévoyance et à la dissipation qu’à l’insuffisance, d’ailleurs notoire, des profits. Il citait à l’appui de son opinion une anecdote qui excita la bonne humeur de l’auditoire. Un jour qu’il visitait une maison de sa paroisse, dans un quartier pauvre, il entendit en montant l’escalier une voix qui chantait au premier étage. Frappé de l’accent joyeux de ces chants, qui contrastait avec la figure sinistre des lieux, il entra dans la chambre en faisant des excuses. Là se trouvait un petit homme à l’air satisfait, entouré de corbeilles d’excellens fruits, qu’il était en train d’arranger avec une certaine coquetterie. — Vous me paraissez heureux, dit M. Rogers. — Oui, monsieur, je le suis, répondit avec un cœur léger le locataire de la chambre. Dieu a été bien bon pour moi. — Que vous est-il donc arrivé ? — J’ai perdu ma vieille femme, et depuis qu’il a plu à Dieu de me la prendre, j’ai toujours été un heureux homme. — Il ajouta en montrant ses richesses : — Vous voyez ces fruits, tout cela est ma marchandise et ma propriété. J’ai déjà épargné vingt livres, et mon intention est d’acheter cet été une charrette et un poney pour mener les choses dans le grand style. — A la bonne heure ; mais qu’est-ce que tout cela peut avoir à faire avec la mort de votre femme ? — Tout, monsieur, car elle buvait et me ruinait. Il y a un an et demi, je n’avais point de meubles, je n’avais pas même un lit pour y dormir. Maintenant vous voyez comme je suis. Dieu vous bénisse, monsieur ! si je vais encore du même train pendant quelque temps, je deviendrai bientôt un gentleman.

C’est surtout de la bouche des costermongers eux-mêmes que je tenais à recueillir quelques renseignemens sur leur vie. L’un d’eux, homme intelligent et ouvert, m’avait donné rendez-vous le lundi soir dans une taverne connue sous le nom de Mahogany-Bar, — un assez mauvais endroit, je l’avoue, où se réunissent des marchands et des marchandes nomades pour entendre de la musique. Son histoire, qu’il me conta dans les intervalles du concert, était, à quelques variantes près, celle de tous les vendeurs des rues.

« Je ne sais point, me dit-il, quand ni où je suis né. Après tout, cela ne m’avancerait à rien de le connaître. Tout ce dont je me souviens, c’est que nous étions trois frères et deux sœurs, qui tous battaient le pavé de Londres pour placer de la marchandise. N’allez pas d’ailleurs croire que cela coûte beaucoup pour établir un enfant : il suffit quelquefois d’un boisseau de pommes de terre.