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dats de l’esprit, qui s’arrêtent brusquement en chemin et passent inconnus, sans laisser une trace, sans qu’on soupçonne ce qu’ils ont été, ce qu’ils auraient pu être! Et cependant, là aussi, parmi ces inconnus, parmi ces intelligences prématurément éteintes dans l’obscurité, n’est-il pas vrai qu’il y a souvent des facultés sérieuses toutes prêtes à se déployer, l’ardeur du travail, le zèle de l’esprit, le dévouement à la science et aux lettres? La vie de la pensée a donc elle aussi, pour quelques privilégiés, ses blessés et ses morts inconnus, atteints dans la mêlée avant d’avoir rempli leur destin.

Autrefois, il y a quelque trente ans, on avait une sorte de curiosité sympathique et ardente pour ces destinées prématurément interrompues, pour ces jeunes esprits qui n’ont pas le temps de se révéler tout entiers. Peut-être même poussait-on un peu loin cette recherche du talent ignoré et disparu avant l’heure, si bien que là où il n’existait pas, on le supposait. Quelquefois on invoquait la fiction, on prenait le nom d’un jeune mort inconnu, comme pour ajouter à l’attrait de l’imagination l’intérêt émouvant d’une réalité mélancolique. On n’en est plus là aujourd’hui; les fictions ont disparu. On ne meurt plus de mélancolie, même dans les romans, et d’ailleurs le siècle, avec ses mœurs nouvelles et ses goûts du moment, ne s’intéresserait plus guère à ces spectacles importuns. Le génie ignoré et malheureux n’excite que des défiances ironiques, et dans cette vie affairée de tous les jours où tout se pèse, où tout se calcule, où rien ne vaut que ce qui est positif et saisissable, c’est à peine si la réalité elle-même, la réalité nue et triste, suffit de temps à autre pour arracher un regard distrait et surpris à un monde trop occupé, pour rappeler à ce monde qu’il y a d’autres intérêts que les intérêts matériels, qu’il peut y avoir d’autres morts et d’autres blessés que ceux de la guerre ou de l’industrie, que la pensée en un mot est une des grandes choses de la vie, et qu’elle a ses champs de bataille mystérieux où il faut quelquefois autant d’abnégation et de fermeté de cœur que dans les combats de l’épée. Lorsque disparaissait soudainement ce jeune écrivain, Hippolyte Rigault, surpris pour ainsi dire dans sa croissance et dans son épanouissement, à l’heure où il avait surmonté les difficultés premières, qu’était-ce autre chose qu’un de ces blessés de l’intelligence? Il y a si longtemps déjà que Rigault est mort, — un an peut-être, — qu’on n’en parle plus. Sa mémoire a été ensevelie dans quelques volumes où l’on a rassemblé ce qu’il a laissé, ses thèses de professeur et ses essais d’écrivain, ses pages de tous les jours, tout ce qui a usé rapidement son existence, tout ce qui montre aussi une nature de talent aimable et habile, car c’était assurément un esprit ingénieux et fin, armé d’instruction en même temps que capable de ne point