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sauvage ravin de La Roche. D’ailleurs elle-même avait conservé dans son isolement de si excellentes manières, qu’il ne m’avait pas été difficile de prendre l’aisance polie et la dignité douce de l’ancien bon ton. À cela près, c’est-à-dire sauf l’apparence d’une tranquille expérience du monde, je ne connaissais guère plus le monde qu’un enfant de six ans.

Il en était de même sous le rapport de l’instruction. J’avais été élevé à domicile par un prêtre. J’avais travaillé avec docilité et achevé toutes mes études à peu près aussi vite et aussi bien que n’importe quel bachelier sortant du collége. Je pouvais entendre parler de toute chose sérieuse sans m’y sentir étranger ; mais toute conclusion vive et franche ayant été écartée à dessein de mon éducation générale, je ne comprenais quoi que ce soit à la philosophie des sciences, des lettres et de l’histoire.

J’allais donc aborder la réalité sans en avoir la moindre notion, et si j’eusse été l’homme qu’on croyait avoir formé, j’eusse été la victime des préjugés et des erreurs de ma caste, c’est-à-dire que je me fusse tenu en dehors de mon époque, ou que mes déceptions eussent été cruelles. Heureusement pour moi, une vive curiosité intérieure et une habitude de réaction muette contre l’ennui et le froid de mon enseignement m’avaient disposé à tout accepter, à la seule condition que tout fût bien nouveau et bien vivant dans ma vie nouvelle.

J’avais comprimé beaucoup d’élans par crainte de ma mère, dont la tristesse m’accablait comme un joug sacré. Il y avait donc en moi une certaine énergie, mais dont je ne me rendais pas bien compte, et que la plupart du temps je regardais comme un malheur de mon organisation. À quoi bon se sentir fort et ardent, me disais-je, quand la raison condamne tout ce qui n’est pas la patience et la soumission ? Il est bien certain que j’étouffe, mais c’est apparemment que mes poumons sont trop larges pour le peu d’air que le destin mesure aux aspirations humaines.

Au milieu de tout cela, j’étais peu religieux. Ma mère, irréprochable et pourtant foudroyée par une éternelle douleur, m’apparaissait comme une gratuite cruauté de cette Providence qu’elle invoquait souvent sans avoir l’air d’y croire. La vision d’un monde meilleur auquel elle semblait aspirer, sans que sa vie en parût allégée, me faisait l’effet d’une déception. Enfin tout en moi tendait au matérialisme, et je n’avais réellement qu’un besoin, celui de satisfaire mes passions.

Trois mois de la vie parisienne les apaisèrent jusqu’à la satiété, et un beau matin je pris ma tête dans mes mains en me demandant pourquoi j’étais né ; si c’était pour m’abrutir avec des compagnons