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en connaissant mieux mes devoirs envers elle. Plus elle s’annihilait devant moi, plus je devais continuer à m’annihiler moi-même. Cette vie sans épanchement mûrit promptement mon caractère, mais je ne saurais dire qu’elle le forma. Je devins sombre, et je sentis fermenter en moi des passions nouvelles, des passions vagues, il est vrai, mais dont les rêves se succédaient sans enchaînement et sans but. Je n’avais plus soif de plaisirs frivoles ou grossiers. Mécontent de moi-même, j’eusse voulu être quelque chose, et je ne me sentais propre qu’à la médiocrité dont j’étais las. Sans fortune et sans talens particuliers, je ne pouvais prétendre à aucune carrière brillante, à aucune influence. Les cinq ou six personnes qui composaient mon empire, à commencer par ma mère, me disaient du matin au soir que j’étais le maître. Le maître de quoi ? De commander le dîner, de payer les moissonneurs, de choisir la robe de mon cheval et la race de mes chiens, d’aller à la chasse que je n’aimais pas, à la messe où je ne priais pas, chez des voisins qui ne m’amusaient pas, dans des villes où je n’avais que faire ?… Je devins si triste que ma mère s’en aperçut et s’en étonna.

III.

— Mon fils, me dit-elle avec un peu plus d’expansion que de coutume, vous vous ennuyez. L’homme ne peut pas vivre seul. Il faut absolument vous marier.

— Peut-être, lui répondis-je ; mais d’abord il faudrait pouvoir aimer, et, dans le petit nombre de jeunes filles que nous connaissons et auxquelles je peux prétendre, il n’en est pas une qui seulement me plaise.

— Retournez à Paris ou allez à Riom, à Clermont, au Puy…

— Non, de grâce, ne me demandez pas cela. Je me sens si peu aimable que je craindrais d’aimer et de déplaire.

— Eh bien ! voyagez, distrayez-vous, et redevenez aimable. N’êtes-vous pas le maître ?

— Non, je ne suis pas le maître de mon humeur, je ne sais pas encore me gouverner. J’ai besoin d’aimer, mais il y a en moi une ardeur qui ne saurait pas attendre la femme que je rêve. Je craindrais de faire encore fausse route et de ne chercher que le contraire de l’amour.

— Quelle femme rêvez-vous donc ?

— Une créature parfaite, ni plus ni moins ! Quelle autre rêve-t-on jamais ?

— Mais encore, comment est-elle faite ?

— Je ne sais. J’ai connu à Paris des femmes parfaitement belles