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lui, je répondis carrément : — J’ai le malheur de ne m’occuper de rien.

— Si vous sentez que c’est un malheur, dit-il après un mouvement de surprise, le remède est facile.

— Pas tant que vous croyez, repris-je. Ou je ne suis pas intelligent, ou mon éducation n’a pas été intelligente. Il me semble pourtant que j’étais né pour tout aimer, et il se trouve que je ne sais quoi aimer. — Et comme il restait encore étonné de ma franchise et que je craignais de paraître vouloir parler de moi, j’ajoutai en riant : — C’est très amusant, la botanique ?

— Mais… oui, répondit-il ; tout est fort amusant dès que l’on commence à observer et à comprendre.

Il m’ouvrait la voie. Je me sentis à l’aise pour lui parler de lui-même et le questionner sur des choses où la curiosité est permise. Je découvris qu’il s’occupait avec passion des sciences naturelles et qu’il avait d’importantes collections. Je lui demandai la permission de revenir les voir, comptant mettre six autres mois à renouveler ma visite. Il me prit au mot avec une certaine vivacité ; j’avais touché la corde sensible.

— Vous les verrez dès aujourd’hui, s’écria-t-il ; ce sera plus intéressant que ma conversation, la nature parle mieux que moi. — Et comme j’objectais que le moment était venu de me retirer : — Que parlez-vous de nous quitter ce matin ? reprit-il. On ne fait pas une visite à huit lieues de distance sans se reposer et dîner avec les gens que l’on a pris la peine de vouloir connaître. Je sais d’ailleurs que c’est l’usage en France, où l’on manque un peu de chemins de fer et de belles routes. Quand j’ai été voir madame votre mère, elle m’a retenu, et j’ai accepté. Vous allez en faire autant.

Il n’y avait pas moyen de refuser.

— Rentrons, dit-il. Je vois que votre cheval a soif, et je ne suis pas un cavalier infatigable. J’ai fait presque le tour du monde à pied ;… mais où sont les enfans ?

— Fort loin, répondis-je en apercevant miss Love et son frère comme deux points noirs au bout d’une immense pente gazonnée.

— Eh bien ! nous pouvons les laisser. Ils ont besoin d’exercice… Mais ils me chercheraient… Tenez… Vous êtes jeune et intrépide ; en un instant, vous serez là-bas. Ayez l’obligeance d’aller leur dire qu’ils ont encore une heure pour courir. Vous voyez que je vous traite paternellement.