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établir que l’on pense, vu la solitude où elle vit encore ici, et qui, grâce aux goûts du père, ne fera peut-être que croître et embellir. J’ai dit ; à présent êtes-vous tranquillisé ?

— Oui, un peu. Pourtant, comme je ne connais pas assez miss Butler pour savoir si je l’aimerai, je trouve que vous vous êtes trop pressé de faire connaître les prétentions que je puis avoir un jour.

— C’est vous, mon cher comte, qui vous êtes trop pressé d’aller la voir. J’avais promis à Mme de La Roche de sonder les dispositions du père. Vous vous trouvez là… Je ne disais rien qui pût vous trahir ; je parlais d’un jeune homme de bonne maison et de bonne mine, ayant de la capacité, un caractère honorable, tout ce que l’on dit enfin en pareille occurrence… M. Butler, qui ne m’écoutait que d’une oreille, moitié charmant, moitié extatique, comme il l’est toujours, jette les yeux sur vous, compare mon éloge à vos perfections, et tout à coup me serre le bras en me disant : « C’est bien, il me plaît. Il a l’air noble et il est modeste. C’est déjà beaucoup. Je connais sa mère, sa fortune et sa réputation. Sa fortune suffit ; le reste me convient parfaitement. Je consens à le recevoir trois ou quatre fois avant qu’il se déclare, car je veux qu’il apprécie ma fille, ou qu’il y renonce librement s’il ne l’apprécie pas. Je veux aussi que, sans se douter de rien, ma fille puisse le comparer aux autres jeunes gens que nous connaissons, et dont pas un ne lui convient jusqu’ici. Elle me l’a dit nettement, car elle est fort sincère, et point du tout coquette. Voilà qui est entendu. S’il plaît à ma fille, et si ma fille lui plaît, nous reparlerons de cela, et nous établirons la condition sine quâ non. »

— Ah ! ah ! m’écriai-je, il y a une condition ?

— Bien naturelle, et qui se présente tous les jours dans les projets de mariage. Le père ne veut pas se séparer de sa fille. Eh bien ! qu’avez-vous ? Ceci vous donne à réfléchir ? Songez donc que le Butler est assez riche et assez jeune pour vivre encore vingt ans dans une grande aisance, que vous ne dépenserez rien chez lui, que vous y jouirez d’un bel état de maison tout en mettant vos revenus de côté, et que, si vous avez la sagesse de profiter d’une condition si avantageuse, vous pourrez un jour, quand il aura mangé son fonds, racheter sans effort la terre de Bellevue avec vos économies et la dot de votre femme. Tout cela est excellent, croyez-le bien. Vous avez là dans les mains une affaire que vous ne retrouverez pas aisément, et que je vous conseille de ne pas laisser échapper. Sur ce je baise les mains de madame votre mère, et je suis votre serviteur.

Nous étions près de la ville. M. Louandre pressa les flancs de sa monture, et s’enfonça dans une ruelle qui le menait en droite ligne à son domicile.