Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gravaient une vieillesse précoce, et dont les traits durs annonçaient une lutte persévérante contre l’adversité. Je l’abordai en lui témoignant ma surprise de ne point le voir mêlé à ses camarades dans les jeux et les danses du 1er mai.

« Bah ! me répondit-il en hochant tristement la tête, je n’appelle point cela des danses ni des jeux. Nos traditions se perdent. De mon temps, c’était une vraie fête : nous parcourions toute la ville aux éclats de rire et à la grande joie de la foule ; aujourd’hui le cortège se trouve limité dans ses courses aux quartiers pauvres et naïfs de l’East-End. On a gâté la profession en supprimant l’ancien système. C’était en 1829, date fatale et qui reste plantée dans ma mémoire comme un clou : le parlement défendit, sous peine d’amende et d’emprisonnement, de faire grimper des enfans dans l’intérieur des cheminées. La loi donnait trois années aux maîtres pour se préparer à un changement, de sorte qu’en 1832 l’odieuse machine que vous connaissez fit son apparition dans les rues de Londres[1]. J’avoue que le sort des enfans qu’on employait à grimper dans les cheminées n’était pas des plus doux. Mal logés, mal vêtus, mal nourris, forcés de monter à toute heure dans des conduits étroits et étouffans, exposés à se rompre le cou, ils faisaient un sévère apprentissage de la vie. Presque tous détestaient leur maître comme un tyran et leur état comme le plus dur des esclavages. J’en ai vu se faire voleurs pour échapper aux mauvais traitemens du patron. À leurs yeux, la prison était un asile. Moi-même qui vous parle, j’ai passé par là : je suis un des derniers ramoneurs de Londres. Eh bien ! je déclare que, malgré tout, l’invention introduite de par la loi a été funeste. D’abord la machine ne travaille pas aussi bien que travaillaient les climbing-boys. Cela est si vrai que dans les vieilles maisons, surtout dans les anciens châteaux, on emploie encore sous le secret de jeunes mains pour ramoner les cheminées dont les complications et les détours défient le nouveau procédé. Et puis n’est-il pas triste de voir maintenant oisifs dans les faubourgs de Londres des enfans qui dans le beau temps du ramonage auraient valu au moins une livre sterling par semaine ? Mais ce que je reproche surtout à la machine, c’est d’avoir ouvert le métier à tout le monde. Quiconque n’a point passé par les horreurs de la cheminée et n’a pas reçu comme moi dans son enfance le baptême de suie ne connaît rien aux intrigues de ces noirs tuyaux qui s’embranchent

  1. Cette machine, aujourd’hui en usage et qui a détrôné l’ancien ramoneur, consiste en une série de joncs qui s’ajustent les uns aux autres. Au bout de la perche flexible s’attache une brosse circulaire, connue sous le nom de tête, et qui est hérissée de brins de baleines. L’homme communique à toute la machine un mouvement de haut en bas qui détache la suie dans toute la longueur du tuyau de cheminée.