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vue, la présence de ce pourceau dans la cour céleste est l’application la plus audacieuse qu’ait faite M. Hugo de sa célèbre théorie du grotesque ; il lui sera difficile d’aller plus loin. Ce pourceau joue ici le rôle de Han d’Islande et de don César de Bazan; c’est Quasimodo près de la Esméralda, c’est Triboulet à la cour de François Ier.

Tous les tyrans que la sombre imagination de M. Hugo s’est plu à nous décrire ne sont pas aussi horribles que Zim-Zizimi et Mourad : ceux-là sont les monstres incomparables; mais au-dessous d’eux que de tyrans de second ordre, d’aspirans à la tyrannie et d’apprentis despotes! Cependant, quelle que soit l’horreur qu’ils inspirent, il faut nous arrêter un instant devant Ratbert, le héros du plus long poème que contienne la Légende des Siècles. Je vous recommande Ratbert comme une œuvre remarquable à plus d’un titre; lisez-la attentivement, vous y entendrez les grondemens étouffés d’une violence qui se contient et d’une colère qui se dissimule. On dirait par momens les sourds roulemens d’un tonnerre souterrain ou les brusques soubresauts d’un Encelade enchaîné qui sent de temps à autre le besoin de se soulager en crachant quelques flots de lave embrasée. Il y a de l’ironie dans ce poème et une veine de satire brutale. La morale de l’histoire, c’est que contre le tyran il n’y a de ressource que dans la servilité, et qu’avec lui la défiance et la confiance sont également périlleuses. Onfroy, baron de Carpi, et le marquis Fabrice d’Albenga firent à leurs dépens cette double expérience. Un jour l’escorte de Ratbert s’arrêta aux portes de Carpi, demandant à entrer. Ratbert fut salué par le vieux routier de guerre d’un beau discours plein d’invectives, à la façon de celui de Saint-Vallier dans le Roi s’amuse, et qui pouvait se résumer à peu près ainsi : Roi, tu nous as déjà trahis une fois, tu n’entreras pas dans notre ville. — Il ne faut pas songer à châtier l’insolent, l’escorte est peu nombreuse, et Onfroy est fort. — Laissez-moi l’inviter à souper, — dit l’évêque de Fréjus à l’oreille de Ratbert. Il soupa, paraît-il, le malheureux !

Et c’est pourquoi l’on voit maintenant à Carpi
Un grand baron de marbre en l’église assoupi;
C’est le tombeau d’Onfroy, ce héros d’un autre âge,
Avec son épitaphe exaltant son courage,
Sa vertu, son fier cœur plus haut que les destins,
Faite par Afranus, évêque, en vers latins.

La confiance ne réussit pas mieux au marquis Fabrice que la défiance à Onfroy. Fabrice, marquis d’Albenga, tuteur et unique soutien de sa petite-fille Isora de Final, était un vieillard de quatre-vingts ans. Dans sa longue vie militaire et politique, il avait eu le bonheur de ne pas rencontrer la lâcheté et la trahison, chance heu-